L’agence TVK de Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler, s’intéresse à la question de la construction de la ville et de la métropole dans le temps. L’objectif de leur recherche est de s’emparer de la complexité et du caractère paradoxal de la ville contemporaine pour en continuer la construction dans un temps à la fois continu, celui d’un ensemble de règles qui transcenderait le réel contextuel et contingent (une utopie ?) et discontinu qui, pensé en « saisons », permet au projet de toujours advenir sans linéarité ni certitude (une uchronie ?). Ainsi se forge leur concept de « scénarisation » de l’urbanisme en particulier et de l’architecture en général.
Dès lors, le projet architectural s’apparenterait-il à un Grand Récit producteur de fictions collectives ? À l’aune de notre ère numérique, l’architecture serait-elle devenue « réalitiste1 » : la manifestation coexistante d’une horizontalité spatiale unitaire et indifférente à notre présence, et d’une verticalité temporelle complexe et variable, inventée par l’architecte ?
Temps continu et horizontalité
Anne-Valérie Gasc
Dans une récente conférence que vous avez donnée à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille2, vous avez présenté une méthodologie de projet inédite, basée sur le concept de « scénarisation » de l’espace public et de ses infrastructures. Pour l’éclairer, vous l’avez opposé à celui de « planification », emblématique de la modernité en architecture.
Pour autant, ces deux stratégies (contraires en ce qu’elles incarnent un rapport au monde radicalement certain au XXe siècle et fondamentalement incertain aujourd’hui), ne viseraient-elles pas un objectif commun : celui de garantir une continuité au projet architectural en tant qu’histoire collective ?
Pierre Alain Trévelo
La scénarisation est une méthode nouvelle développée sur différents projets de l’agence. Elle cherche à transformer le territoire en prenant en compte activement le temps et ses différentes périodes, en examinant les différents états d’un lieu dans la durée. Alors que la planification traditionnelle ne définirait que l’état le plus lointain du projet comme un objectif ultime et idéal à atteindre, la scénarisation est un processus qui considère l’épaisseur temporelle du territoire et place ses multiples temporalités et les aléas du contexte au cœur même de l’élaboration du projet. La planification et la scénarisation sont donc différentes dans leur mode de pensée et de construction. Elles cherchent toutes les deux à garantir une continuité mais la scénarisation développe un stade d’évolution supérieur de la méthode de projet : elle parvient à l’adapter à la période et aux enjeux actuels en garantissant la continuité dans le temps à la fois du projet mais aussi de l’histoire collective.
Jusqu’ici, la planification reposait en grande partie sur l’objectif final représenté par une image figée et créait une hiérarchie entre le temps présent et le temps futur, le présent valant le futur et le futur pouvant résoudre les problèmes du présent. L’histoire collective que la planification développe représente l’idée que s’en font les planificateurs. L’objectif de la scénarisation repose davantage sur la continuité de l’histoire collective : c’est l’histoire continue. En proposant une formulation véritablement ouverte, elle permet à la question collective en elle-même de se transformer car les acteurs évoluent eux-aussi dans le temps ; la continuité est donc globale. Les reformulations permettent d’intégrer l’incertitude, de remettre en question, de réorienter. En cela, la scénarisation est en prise directe avec ce moment contemporain de relativisation et de doute dans lequel nous vivons.
Anne-Valérie Gasc
Le courant philosophique actuel dit « réalisme spéculatif » pense le réel comme indifférent à notre présence. D’après Tristan Garcia3, c’est précisément de cette étrangeté que naît, dans notre société contemporaine, un fort désir de fiction. Car, selon lui, la fiction n’est pas ce qui s’oppose au réel mais la production d’un réel qui a besoin de nous.
Quel rapport votre approche scénaristique du projet architectural entretientelle avec la fiction ? Peut-on la comprendre comme une manière de rendre encore nécessaire l’architecture aujourd’hui ?
Pierre Alain Trévelo
Je suis aussi persuadé que le réel n’a pas besoin de nous. Si l’on suit Tristan Garcia, le travail du projet architectural serait de la fiction car il concerne bien la production d’un réel qui a besoin de nous. Aujourd’hui pourtant, je ne pense pas que l’architecture ait besoin de la fiction pour être nécessaire. Il y a des choses plus fondamentales qui rendent l’architecture nécessaire : l’homme ne peut pas vivre sans architecture car l’architecture représente l’intermédiation entre la planète et l’homme. Aujourd’hui, l’homme ne peut pas habiter la planète sans en faire une architecture. À mon avis, l’heure de la disparition de l’architecture n’est pas encore venue.
Anne-Valérie Gasc
Si le réel n’est désormais plus à envisager comme une donnée – ce qui nous apparaît : un plein – mais plutôt comme ce qui n’a pas besoin de nous – ce qui nous échappe : un vide – on n’est alors pas surpris de découvrir l’horizontalité désemplie de nombre de vos projets : que ce soit la « super-surface » de la place de la République4 ou l’étendue évolutive de l’autoroute A40 à Bruxelles5, ces espaces se développent dans un plan horizontal, évidé et continu, pensé comme indifférent aux usages libres et désordonnés qu’il accueillera.
En quoi le vide est-il une stratégie de résistance à l’obsolescence d’un projet ?
Pierre Alain Trévelo
Le vide est en effet une stratégie mais il n’existe pas seul. La stratégie de résistance naît plutôt de l’alliance, de la force conjuguée entre le plein et le vide. En effet, le vide n’existe qu’en étant induit par la matière : le plein permet l’existence du vide et sa mise en valeur. La production du vide nécessite l’observation et le dessin minutieux du plein, de la matière, de l’infrastructure. Ensuite, le réel nous échappe. Le vide a la capacité de rester ouvert. L’homme se situe entre le ciel et la croûte terrestre, au point de contact et de tension entre le vide et la matière.
Anne-Valérie Gasc
Au contraire de la considération usuelle d’un temps continu et d’un espace découpé, l’agence TVK procède à une découpe dans la continuité du temps au profit d’un espace horizontal qui s’étend indépendamment d’usages programmés.
Inscrits dans une succession de « saisons » prospectives, peut-on dire de vos projets qu’ils sont, à chaque livraison, achevés mais non finis ?
Pierre Alain Trévelo
Dans À la recherche du temps perdu6, Proust parle du temps accumulé et de « l’édifice immense du souvenir ». Les projets de TVK sont souvent dans une sorte de continuité séquencée dans le temps qui peut s’illustrer par une forme de continuité spatiale. La figure de la supersurface que l’on a développée sur la place de la République à Paris ou l’autoroute E40 à Bruxelles, pourrait être une autre traduction spatiale de cette continuité temporelle, comparable à celle de la ziggurat, le bâtiment non fini. Elle représente une sorte d’espace à la fois achevé et non fini. De la même manière, dans la scénarisation, les saisons ont aussi la particularité d’être achevées mais non finies.
Temps discontinu et verticalité
Anne-Valérie Gasc
Dès lors le projet s’entend comme un empilement de blocs de temps autonomes mais cohérents. Ce qui s’érige, ce n’est plus le bâtiment mais l’histoire du projet. Ce qui est construit est linéaire comme une frise chronologique. Le temps du projet, lui, se construit de manière presque architectonique.
Pensé comme une portée musicale vierge sur laquelle chaque programme est libre d’écrire sa propre partition, un projet comme celui de Masséna Bruneseau7, par exemple, peut-il être considéré comme manifeste de cette horizontalité programmatique et verticalité temporelle ?
Pierre Alain Trévelo
Auguste Perret disait que l’architecture fait les belles ruines. On pourrait dire que la ruine fait de belles architectures et, si l’on prend Smithson au pied de la lettre8, que les constructions qui s’élèvent en ruine font la belle architecture. Les infrastructures du XXe siècle s’élèvent en ruine et produisent finalement une architecture, celle du sol. L’architecture du sol est peut-être un nouveau monument horizontal. Dans notre projet M5A2, l’épaisseur temporelle correspond à une épaisseur architectonique et infrastructurelle qui représente la superposition des différentes infrastructures mais qui est aussi une épaisseur avec l’histoire de ces infrastructures, avec les voies ferrées que l’édifice enjambe, avec le boulevard périphérique qui est en face, avec la rue qui passera sous les maréchaux et le périphérique. Ce projet est un millefeuille d’infrastructures, mais aussi une épaisseur temporelle et programmatique.
On peut parler d’une correspondance entre temps et espace mais en incluant le passé car cette épaisseur temporelle contient l’histoire. L’histoire continue inclut le passé et s’inscrit dans une histoire collective, qui existe avant et après nous. M5A2 est donc un projet manifeste de cette horizontalité programmatique et verticalité temporelle profondément ancrées dans le travail infrastructure! déjà réalisé sur ce territoire et qui renouvelle ses propres fondements. La construction de cette verticalité temporelle ne naît pas de notre projet mais avec l’histoire épaisse des infrastructures et des terrassements : la dernière enceinte de Paris, gigantesque et terrassée, remplacée par un boulevard (les Maréchaux), secondée par des voies ferrées, puis le périphérique. Ce sont toutes des horizontalités programmatiques qui sont simultanément des lieux et des programmes.
Anne-Valérie Gasc
Ce renversement entre espace et temps en architecture permet notamment de penser autrement le concept de monument. Architecture destinée à perpétuer la mémoire collective, objet narratif et temporel par excellence, on imagine aisément que cette typologie spécifique intéresse également votre recherche. Vous parlez d’ailleurs de l’autoroute comme d’un « monument linéaire ».
En quoi le statut de « ruines à l’envers », expression par laquelle l’artiste Robert Smithson désigne des édifices qui « ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais qui plutôt s’élèvent en ruines avant d’être construits9 », est-il applicable aux infrastructures contemporaines ?
Pierre Alain Trévelo
La notion d’infrastructure est puissante, notamment parce qu’elle contient du temps. L’infrastructure représente pour nous ce qu’il y a avant et après l’architecture : elle est un état antécédent à l’architecture, comme une structure qui précède le moment de l’architecture, et que l’on retrouve aussi après l’architecture, ce qui reste, ce qui est vraiment essentiel, ce qui forme la structure profonde d’un espace terrestre, d’une architecture de la Terre. La ruine à l’endroit projette dans le passé, la ruine à l’envers se développe comme une ruine avant d’être construite et entretient un rapport à la mémoire collective et au monument typique, comme une mémoire collective du futur. Les infrastructures contemporaines sont intrigantes et stimulantes car elles sont à la fois tendues vers le passé et vers le futur. Elles ont la capacité d’accueillir et en même temps de symboliser alors que le monument devenu ruine symbolise et témoigne, mais accueille peu.
Anne-Valérie Gasc
Cette verticalité du temps c’est, bien sûr, celle de la lecture numérique. Songeons au défilement d’un mur sur Facebook par exemple : c’est dans la verticalité, l’empilement, la superposition des strates de temps, instantanément et continuellement actualisées, que se forge notre perception du temps aujourd’hui.
En quoi cette considération palimpseste du temps a-t-elle accompagné, par exemple, votre projet urbain des Quartiers Libres à Marseille10 ?
Pierre Alain Trévélo
La mer est une supersurface et l’horizontalité représente la forme la plus à l’équilibre. Plus on tend loin la ligne horizontale, plus l’équilibre est grand. Et c’est en voulant gagner de la vitesse que le XXe siècle a produit de l’horizontalité et de la continuité. C’est donc en travaillant sur le temps que l’espace devient continu et horizontal.
À Marseille, les Quartiers Libres sont un substrat terrassé, une croûte terrestre aménagée par des horizontales souvent connectées les unes aux autres, parfois détachées. C’est un territoire de terrasses ou de balcons, bref d’horizontalités créées par l’homme : une architecture du sol à la fois tendue et ouverte. Là aussi, une verticalité temporelle est aujourd’hui déjà formellement construite par la superposition de strates horizontales physiques. Pour le projet, la considération palimpseste du temps correspond donc à une conception stratifiée de l’espace.
Anne-Valérie Gasc
Vous avez dit que le niveau de transformation du monde à l’ère numérique est comparable à celui de l’ère de l’automobile. Si l’on comprend bien en quoi ces inventions ont accéléré, sans précédent, nos modes de vie, elles ne sont pas comparables en ce sens que l’autoroute relève d’un temps linéaire, horizontal et continu alors que l’ordinateur – dont le calcul itératif permet de répéter indéfiniment une opération en la faisant, à chaque fois, légèrement varier – relève d’un temps variable, vertical et discontinu.
À l’aune de notre ère numérique, votre concept de « scénarisation » peut-il être compris comme la possibilité, pour le projet, d’advenir différemment simultanément ?
Autrement dit, l’avenir de l’architecture est-il résolument paramétrique dans le sens où le projet s’entend non plus comme un objet invariant, consolidé, mais comme un ensemble de données de références, support à variations ?
Pierre Alain Trévélo
En effet, l’ampleur de la transformation du monde à l’ère numérique est sans doute comparable à celle de l’ère machiniste. En revanche, bien sûr, la nature de cette transformation est bien différente. L’architecture dite paramétrique a créé des objets qui ne sont pas vraiment, comme vous dites, des données de références support à variations, ni des œuvres ouvertes mais plutôt des œuvres dont la complexité et l’unicité du mode de production ont souvent engendré structure immuable et rigidité.
Dans le quartier Batignolles à Paris, nous construisons actuellement un îlot fait de trois édifices. On pourrait dire que ces trois bâtiments adviennent différemment simultanément et qu’ils représentent une variation sur un thème, à la manière d’une suite. Mais on a toujours besoin de matière. La véritable architecture paramétrique est celle qui permet d’advenir différemment mais pour cela, il est nécessaire de « construire » certaines données. L’architecture concerne ce que l’on consolide.
Certes, la scénarisation offre la possibilité d’advenir différemment simultanément mais nous n’en sommes pas encore à la disparition de l’architecture.
« Et pendant ce temps… De l’uchronie en architecture », article de Pierre Alain Trévelo, publié dans Spatium, L’Architecture comme laps de temps, dir. Anne-Valérie Gasc, édité par l’ENSAMarseille, Marseille, 2017.