Les éléments singuliers sont les éléments capables d’accélérer le processus d’urbanisation de la ville et, par rapport à un territoire plus vaste, les éléments qui caractérisent les processus de transformation spatiale du territoire. Ils agissent souvent comme des catalyseurs. À l’origine, leur présence peut être motivée par une fonction unique […], mais ils acquièrent rapidement une valeur plus significative.
La grande route est paradoxale. En même temps qu’elle irrigue et ouvre le monde, elle le divise et le pollue. La route et les automobiles furent adorées. Elles apportaient l’aventure, la liberté, le développement. Elles sont maintenant détestées : elles nous ont enfumés, assourdis et coupés de nos voisins. Mais la grande route est là, bien présente, encore jeune et robuste. Elle dessert et sectionne nos villes et l’on peut se demander aujourd’hui si ce paradoxe ne serait pas à même d’engendrer une nouvelle richesse ou complexité urbaine ?
Car il est certainement légitime et sans doute porteur de s’intéresser à nos vieux mythes dépassés, à ces lieux de la modernité dans lesquels nos sociétés ont tant cru et investi et sur lesquels il serait important de continuer à travailler.
Autoroute la plus empruntée du monde ou d’Europe selon les études ; infrastructure située au cœur d’une densité urbaine particulièrement forte ; installée dans le lit d’une histoire toute française ; superposée à une limite administrative surpuissante ; ou encore devenue illustre en si peu de temps et pour tous, habitants comme touristes, parce que définissant un « in » et un « out » dans la ville la plus visitée du monde…
Le périphérique de Paris est un cas urbain unique. L’histoire du périphérique est celle d’une limite. Une limite successivement dédiée à des occupations monofonctionnelles et unitaires : les fortifications, la zone, la ceinture verte, le périphérique. Une limite qui a toujours porté l’image, même après la destruction des fortifications entamée en 1919, de dernière enceinte de Paris. Une limite qui correspond depuis 1860 à la limite administrative entre la capitale française et le reste du monde, et qui a symbolisé une posture de domination et d’exclusion de Paris vis-à-vis de son agglomération. Or, aujourd’hui, Paris représente 4% de la surface urbanisée de cette agglomération et 22% de ses habitants. La question de la limite a changé depuis longtemps.
Alors que pour beaucoup encore, le périphérique et son territoire demeurent néanmoins une limite – réelle ou symbolique –, notre volonté n’est pas de nier cette réalité, mais plutôt de l’envisager sous un autre jour, selon l’idée que les situations de limite ne sont pas nécessairement limitatives. La limite peut être un lieu des possibles, un espace de réinvention dont chaque ville a besoin. La limite peut enrichir ses potentiels – le grand paysage ouvert – et dépasser ses dysfonctionnements – la coupure et les nuisances.
Il nous faut au préalable changer notre regard sur cette question ou, plus exactement, commencer à vraiment la regarder. Car ce territoire a sans doute autant souffert de sa condition réelle que du manque d’attention évident dont il a été l’objet depuis un siècle et demi, et plus encore depuis la construction du périphérique entre 1958 et 1973. Pour prendre la mesure des difficultés que connaît ce territoire et valoriser ses enjeux, il est primordial de porter une attention nouvelle sur un sujet largement méconnu. D’autant que ce déficit d’attention contraste avec la certitude des solutions à y apporter, la couverture représentant l’essence d’une pensée qui raisonne surtout en termes ambulanciers d’effacement d’une blessure. Un regard détaillé, contemporain et sans préjugés est nécessaire.
Suivant cette ambition, nous avions, avec le groupe TOMATO Architectes, nommé ce territoire la Ville du périphérique [TOMATO Architectes, Paris, La Ville du Périphérique, Paris, Le Moniteur, 2003], pour dire la prégnance de l’infrastructure mais aussi pour souligner sa capacité à être une force d’urbanisation. Nous avions montré que cette ville est à la fois unitaire et composite. Dans la lignée de ce travail, le présent ouvrage est issu d’une étude prospective sur le devenir urbain de ce territoire et sur la recherche d’une forme de cohérence ou d’harmonie entre l’infrastructure et la ville. Il ne s’agit donc pas d’une analyse relative à la mobilité du périphérique et aux prévisions d’évolution du trafic, pas davantage d’une étude pré-opérationnelle annonçant le futur visage de Paris.
Cette étude est une triple exploration. Tout d’abord une exploration par le texte et au travers des points de vue de plusieurs auteurs, allant du questionnement de l’inconscient parisien comme condensé dans le cercle périphérique à l’examen d’une réinvention rendue possible par la condition de centralité, l’ampleur du paysage et la mutation infrastructurelle. Puis un voyage par la cartographie dans ce qui unit dès aujourd’hui le périphérique et la ville, à savoir une partition précisément équivalente : à chaque partie de la ville correspond une séquence distincte du périphérique. Enfin, sur certains lieux choisis, une prospective vers les dispositifs de métamorphose qui permettraient, en s’attachant à travailler sur toutes les faces du périphérique et dans la profondeur de son territoire, d’unifier et d’harmoniser la ville et l’infrastructure.
Tant spatialement que symboliquement, les territoires du périphérique portent en eux une occasion historique dans une métropole magnifique, puissante et déséquilibrée. Ils représentent aujourd’hui le point de contact et le point de rupture. La ville du périphérique est au milieu du gué. Déjà constituée, elle n’est pas encore pleinement urbaine. Et, alors qu’elle sera toujours à part dans la métropole parisienne, ni Paris ni banlieue, elle pourra bientôt ne plus être une limite ou un symbole de l’enfermement pour devenir un « lien nécessaire entre toutes les parties de la métropole » [Jacques Lucan, « Le point de vue à la limite », préface à TOMATO Architectes, Paris, La Ville du Périphérique, op. cit.]. Sans doute cela implique-t-il d’imaginer la métamorphose de ce territoire.
Central Périphérique Symbole
Un cercle typiquement parisien
L’ultime geste qui ait structuré la ville de Paris de façon globale correspond, après les interventions du baron Haussmann, à la période qui vit l’aménagement de la ceinture parisienne. En un demi-siècle, de 1919 à 1973, on passa de la destruction de la dernière enceinte de Paris à l’achèvement du boulevard périphérique. Depuis, les actions d’une telle ampleur n’ont plus concerné la capitale elle-même, mais les territoires du reste de l’agglomération parisienne.
Le boulevard périphérique est le dénouement de cette histoire parisienne. C’est une histoire radioconcentrique, une histoire dans la lignée de la croissance séculaire de la capitale. La continuité historique fait du périphérique le plus parisien des objets, celui qui matérialise le plus clairement l’inconscient parisien. Il incarne aujourd’hui le rêve cartésien et unificateur de la structure de Paris. À une époque où les enceintes militaires sont devenues inutiles, et dans le pays le plus “un” du monde, il est le dernier geste unique, le cercle qui délimite un espace à part. Le périphérique est devenu un symbole.
L’inconscient rêve d’unité
Mais si la France et Paris ont régulièrement engendré des systèmes unifiants, ces systèmes ont la plupart du temps été remis en cause, au prétexte que ce qui unifie réduit et limite. Car pour remplir sa mission symbolique et holistique, le périphérique s’affiche dans toute sa radicalité et apparaît comme irrévocable, comme prêt à incarner ce rôle avec orgueil et pour toujours. Pour cela on le maudit, parce qu’il subtilise et absorbe à lui seul la représentation d’un rêve collectif, parce qu’il exprime trop crûment le désir d’unité et de cohérence symptomatique de Paris depuis les interventions de Louis XIV d’abord, de Napoléon III et Haussmann ensuite. Il offre une vision définitive pesante : outre limiter l’espace, il semble limiter le temps. À l’extrême, il représente le plus grand rond-point d’Europe, Paris n’apparaissant plus que comme la sculpture décorative et inerte au centre – le poncif de la ville-musée si souvent brandi.
Le périphérique est donc la concrétion ultime de la structure fondamentale de Paris. De ce fait, il acquiert immédiatement une portée métropolitaine, comme en tant qu’entité capable de figurer une totalité. En cela le périphérique n’est plus seulement un objet mais un territoire. C’est une étendue, et cette valeur de paradigme parisien est portée par la totalité territoriale qu’il forme avec les autres éléments annulaires – ceinture verte, ceinture de logements HBM, boulevard des Maréchaux.
La malédiction de la couronne
La conséquence de la puissance du cercle périphérique comme symbole de la forme de Paris se lit aujourd’hui dans la domination que la figure de la couronne exerce sur la métropole parisienne. Le grand Paris serait organisé en couronnes successives et Paris serait pris dans une « petite couronne ». Or, avec l’avènement de l’urbanisme et de la mobilité modernes au XXe siècle, cette vision, simpliste, d’une métropole définie par des cercles successifs, montre ses limites. Haussmann a fortement fédéré Paris intra-muros dans un réseau qui impose sa loi aux cercles historiques, tandis que la banlieue est faite d’un système composite extrêmement vaste et complexe. Ni Paris intra-muros, ni la banlieue ne peuvent être assujettis ou définis par la seule notion de couronne.
Le périphérique devient dès lors une problématique essentielle, car lui demeure, comme nous l’avons expliqué précédemment, surdéterminé par sa forme, dépassé par sa symbolique circulaire. Il est une couronne, un cercle vicieux. Là, deux facteurs essentiels interviennent et le condamnent plus certainement encore : d’abord sa superposition quasi parfaite avec la limite administrative entre, justement, Paris et la banlieue ; ensuite sa présence physique faite de béton, de véhicules, de bruit et de CO2. Ainsi, en plus d’être le symbole abusif de Paris comme cercle, le périphérique est également d’une part la frontière administrative entre la capitale française et le reste du monde, d’autre part un objet violent et nuisible, la dernière enceinte.
Chance
Le « Grand Paris » est fait de lignes
Dans toute son histoire et, plus encore, depuis la naissance du Paris moderne avec la création d’un véritable réseau métropolitain au XIXe siècle puis à travers le travail infrastructurel du XXe siècle, Paris est marqué et identifié par ses lignes. De la Seine aux grands axes de composition, en passant par les boulevards, canaux, voies ferrées et autoroutes, la structure profonde de cette ville est tenue par une toile faite de lignes puissantes. Le périphérique est un élément essentiel de ce réseau et, de ce fait, est doué d’une grande force structurante pour le territoire.
Le périphérique regroupe 700 000 habitants et 320 000 emplois dans une épaisseur totale de 1,2 km, 800m dans Paris et 400m en banlieue.
Les lignes infrastructurelles, notamment les autoroutes et voies rapides, peuvent devenir les grands espaces publics de demain. Ce sont des éléments encore jeunes, voire primaires dans la cité – apparus au cours du dernier demi-siècle – et, à l’échelle du temps de la ville, leur mutation véritable est inévitable. Dans cette optique, un changement de regard sur ces infrastructures est nécessaire. Leurs usages actuels leur confèrent une valeur fondamentale : ce sont des vallées de flux qui accumulent une trace humaine et une mémoire collective, des lignes d’activité et de développement humain privilégiées. Équipements de la ville, ces infrastructures ont représenté des investissements colossaux. Il s’agit de les intégrer dans une nouvelle ambition et de les complexifier, plutôt que de les considérer comme inadaptées à la ville. Lorsque la mobilité, avec ses nuisances actuelles, se présentera sous un autre jour, lorsqu’elle se sera diversifiée sur les plans tant individuel que collectif, il deviendra évident que ces lignes doivent structurer l’organisation de la ville, afin que les activités humaines se rapprochent des transports. Par un retournement du regard, il faut aussi considérer que le développement des activités autour de ces lignes doit participer à la transformation de la mobilité.
Les autoroutes urbaines enfin réunissent le maximum de potentiels – desserte, visibilité, paysage, nature, portée métropolitaine, foncier à inventer – et le maximum de dysfonctionnements – coupures, nuisances, délaissés. C’est donc en ces lieux que le levier de transformation est le plus important. Les situations qui font le plus de mal à la ville sont aussi celles qui peuvent lui faire le plus de bien. Métamorphoser ce qui fait le plus de mal est une façon d’envisager un profond changement de la ville sans avoir besoin d’en traiter toutes les parties. Car sont aujourd’hui concentrés sur quelques lignes tous les enjeux essentiels de la métropole : environnement, mobilité, développement économique, rapport habitat-emploi, hiérarchie administrative du territoire. En cela, le périphérique pourrait représenter un prototype, le premier d’une série.
Entre la ville et la nature
Ces lignes sont des lieux d’une urbanité très particulière, puisque généralement positionnées dans des situations de périphérie. Or, à l’origine, la notion de périphérie définissait le point de contact entre la ville et la nature. C’était un seuil, une partie de territoire où le paysage se transformait pour passer d’un état urbain à un état de nature. C’était donc une relation, un passage. Dans le cas du périphérique, la ville est de part et d’autre, mais entre, la nature subsiste. Cette nature, quelle que soit sa matérialité, prend la forme d’un grand vide annulaire. La ville du périphérique est une vaste respiration, un ample paysage ouvert et contemporain, inscrit dans la densité du cœur de la ville. À l’instar du grand espace de la Seine, ce caractère de large vide comme creusé dans la densité est une qualité fondamentale.
Le périphérique regroupe 11% des espaces verts parisiens soit plus que les jardins des Tuileries et du Luxembourg réunis.
Inachèvement + efficacité = en devenir
Par ailleurs, parmi les atouts essentiels qui confèrent au territoire du périphérique ses aptitudes et ses responsabilités, figure sa condition de territoire jeune et encore peu travaillé. Son histoire l’explique, marquée par la fonction de réserve : l’enceinte, la zone non aedificandi ou la ceinture verte. Ce fut donc un territoire préservé et dévolu à certaines fonctions majeures encore jamais revalorisées.
Le périphérique est un territoire primaire, scandaleusement délaissé au cours du XXe siècle, et où dominent aujourd’hui encore deux notions : l’inachèvement et l’efficacité. Source de grands conflits urbains, la réunion de ces deux notions donne pourtant au périphérique une formidable force : une capacité d’évolution, qui en fait un territoire en devenir.
Un lieu à portée métropolitaine
Ainsi, le périphérique réunit et confronte aujourd’hui un maximum de propriétés radicales et paradoxales : sa puissance symbolique, à la fois source d’identité et d’enfermement ; sa force structurante ; son paysage, sa nature et son espace ouvert inséré dans la densité ; son inachèvement ; son efficacité et son pouvoir de nuisance. Cette accumulation donne au périphérique de Paris sa portée métropolitaine. Au sein de l’agglomération, il est un lieu-clé dans un dispositif métropolitain complexe. Il est symptomatique d’une non-relation entre une capitale et son pays, d’une non-rencontre entre deux périphéries. Ce n’est pas un non-lieu, c’est une limite : une limite métropolitaine. Ce statut exceptionnel rend la métamorphose du périphérique plus que souhaitable, indispensable.
Centralité
La célébrité du milieu
Il est devenu nécessaire et légitime de remettre en cause la prééminence abusive et inopérante de la notion de couronne dans une agglomération de dix millions d’habitants. À ces fins, il est primordial de considérer plusieurs éléments qui vont aujourd’hui radicalement à l’encontre de l’image d’Épinal du périphérique comme symbole de l’enfermement et comme limite parisienne et française.
D’abord, où se situe réellement le périphérique dans la métropole parisienne ? Certainement pas à sa périphérie. La partie centrale de l’agglomération – qui rassemble cinq à six millions d’habitants auxquels la ville apporte une forme de continuité et des conditions non pas équivalentes mais comparables en termes de densité et accès aux services principaux (logements, transports, équipements) – occupe un territoire qui s’étend plus ou moins jusqu’à l’autoroute A86. Et le périphérique se situe tout simplement au milieu de ce vaste territoire, à équidistance des Halles et de l’A86.
Au sein de l’agglomération dense, le périphérique occupe désormais la position de milieu. Telle une conséquence sans doute, il est également devenu célèbre. Tant les Franciliens que les touristes l’empruntent – ou savent quand ils le franchissent – car son statut est incontournable dans le système global. Un million trois cent mille personnes l’utilisent chaque jour. Plusieurs phénomènes métropolitains concourent à cette utilisation intensive : son rôle de raccordement et de terminus – en tant que point le plus avancé dans la métropole – des autoroutes, son appartenance historique au réseau de circulation européen, sa proximité des aéroports, sa rencontre avec les grands axes de composition parisiens et, bien évidemment, sa situation géographique au milieu. Certains de ses fragments ont peu à peu acquis une notoriété qu’aucune autre autoroute urbaine ne possède. Il en est ainsi de ses grandes portes (Vincennes, Orléans, Maillot), de ses échangeurs monumentaux (La Chapelle, Bagnolet, Bercy), de ses programmes métropolitains (parc de la Villette, Cité universitaire, Parc des Expositions, Parc des Princes) ou encore du phénomène de « route des présidents » (la portion, entre La Chapelle et Maillot, ainsi dénommée par les agences de publicité parce que très empruntée par les dirigeants de sociétés dans leurs trajets entre l’aéroport de Roissy et La Défense).
La vallée des flux
Ensuite, le périphérique n’est pas une infrastructure solitaire, que l’on pourrait appréhender indépendamment de son contexte. De même que le boulevard haussmannien est inséparable de son architecture, le périphérique est inséparable de son étendue. Le périphérique n’a pas prévu l’architecture pour l’accompagner car ce n’est pas un boulevard, c’est un territoire et un grand paysage ouvert. Le périphérique n’est pas seulement une infrastructure routière. Il est avant tout l’axe principal d’un territoire de mobilités, régionales et locales, un espace traversé, utilisé et animé d’un mouvement constant : une vallée des flux. Du boulevard des Maréchaux au périphérique, sans oublier la desserte des portes par les transports en commun, ce territoire s’est construit sur la mobilité.
Tour Eiffel : 30 000 usagers par jour
Bus parisiens : 1 000 000 usagers par jour
A86 : 1 000 000 usagers par jour
Périphérique : 1 300 000 usagers par jour
Métro : 3 600 000 usagers par jour
Le périphérique concentre 35 à 40% de la circulation parisienne sur 6% de la surface de voirie et permet de se déplacer 2,5 fois plus rapidement qu’ailleurs dans Paris.
La ville du périphérique connaît une mobilité spécifique, étant le lieu de la métropole où se conjuguent le mieux la mobilité privée et celle en transports en commun. En effet, au-delà du périphérique, la situation des transports en commun change, se dégrade, tandis que, dans Paris, la mobilité automobile perd en efficacité. Dans ce territoire, toutes les mobilités mécanisées sont présentes et se complètent. La mobilité ne se résume donc pas aux déplacements sur le périphérique. Pour autant, les mobilités douces sont souvent laissées pour compte car victimes de la préemption qu’effectue la mobilité mécanisée sur l’espace public.
Loin de la conception classique d’une zone de rupture, le périphérique est un lieu de passage, d’échanges, de transfert, de connexion. Il est d’ailleurs, en moyenne, plus fréquemment franchi que la Seine dans sa partie parisienne – un franchissement tous les 345 mètres contre un tous les 360 mètres pour la Seine.
C’est un lieu dynamique, qui concentre une forte proportion des déplacements métropolitains. La concentration et la compacité sont des vertus urbaines fondamentales récemment redécouvertes dans la recherche d’une ville durable. La concentration est synonyme d’efficacité, d’économie, caractéristiques particulièrement sensibles dans l’utilisation même du périphérique : 6 % de la surface de la voirie parisienne concentrent 35 à 40 % de la circulation de Paris. Une autre qualité éminemment urbaine est la connectivité. La ville contemporaine est connectée selon de multiples modes, matériels ou immatériels. Les flux assurent ici une accessibilité et une visibilité exceptionnelles du territoire, l’insérant dans un réseau global. Ce territoire est ainsi en lien direct avec le reste de l’agglomération, mais aussi au-delà, avec les grandes villes françaises et européennes.
Du lieu de passage au lieu de destination
À travers sa position métropolitaine, sa notoriété et son système de mobilité conjuguée, le territoire du périphérique est aujourd’hui devenu central. Central dans le sens où il est désormais à même de proposer les qualités urbaines d’une centralité. Précisons ce terme : la centralité n’est pas le centre. La centralité est la condition urbaine par laquelle Paris s’est développée. Elle est la thématique parisienne par excellence. Mais, bien qu’étant la condition qui permet à un lieu d’exercer une attractivité, la centralité ne dépend évidemment pas d’une forme urbaine prédéterminée. Parler de centralité sur le périphérique, c’est donc s’inscrire dans une continuité parisienne. Pourtant, cette continuité n’est pas formelle, elle est thématique : il ne s’agit pas de rejouer l’histoire parisienne, de reproduire les systèmes connus, pour la plupart inadaptés ou inopérants ici.
Reparler de centralité, cela signifie réinventer les formes modernes d’une centralité parisienne, exprimant la diversité des identités traversées. Il ne s’agit évidemment pas de recoudre, puis d’effacer la spécificité et l’ampleur du paysage de ce territoire métropolitain.
Le périphérique est un des espaces où le « Grand Paris » peut se réinventer, où Paris peut à nouveau produire du Paris, dans une dimension métropolitaine. Un nouveau souffle à cette échelle est nécessaire, pour que la centralité retrouve une place fondamentale, et puisse être diffusée et multipliée – sinon, comment sortir du centralisme sans tomber dans l’étalement, comme les décennies précédentes l’ont montré ? La condition de centralité est avant tout liée à l’identité des lieux, au caractère marquant et attractif des espaces et des paysages urbains. Si les territoires du périphérique détiennent aujourd’hui des qualités réelles, ils sont aussi porteurs de lourds handicaps. Sur ces territoires, la vie est fragile mais la richesse des usages est grande. La métamorphose du périphérique permettra à ces lieux de passage de devenir également des lieux de destination.
Insertion
La ville du « à la fois »
En tant que territoire, le périphérique forme une ville paradoxale, une ville du « à la fois » où sont simultanément présentes des caractéristiques antinomiques. Le périphérique est ainsi un territoire à la fois central et périphérique ; complexe et trop simple ; misérable et riche ; longtemps abandonné des pouvoirs publics et investi par les pouvoirs privés ; urbanisant et antiurbain ; absolument nécessaire et totalement dénigré ; efficace et subi ; paysager et négligé ; vide et occupé ; traversé et habité ; dernière enceinte et première rocade ; moderne et dépassé ; métropolitain et local. Contrairement à ce que l’on croit en savoir, le territoire du périphérique n’est pas un tout problématique appelant des solutions simples. La dernière antinomie énoncée génère plus ou moins toutes les autres. Le périphérique est métropolitain et local, à l’instar des quelques territoires qui forment les structures principales d’une grande métropole. Il est donc en relation avec différentes échelles.
Unitaire et composite
Or, en offrant une attention équivalente d’une part au territoire entourant le périphérique, d’autre part à l’infrastructure elle-même, nous constatons la très grande diversité de la ville du périphérique. Cette ville est certes annulaire mais aussi composite. Tout d’abord parce que le périphérique traverse une importante hétérogénéité urbaine, faite d’identités multiples et de forces contradictoires. Ceci provient de l’histoire de la ceinture parisienne, qui est celle d’une forme quasi pure et symétrique installée dans une géographie mouvementée et dissymétrique.
Ensuite parce que le périphérique lui-même, en tant qu’ouvrage d’art, est extrêmement divers car il a été conçu pour s’adapter physiquement à des configurations très variées. Il est un objet composite comme l’est son territoire. De plus, l’hétérogénéité du périphérique correspond ou se superpose à celle des parties de villes traversées. Autrement dit, le périphérique est déjà lié à ces entités et conscient de leurs différences. À la fois vaste territoire unitaire et succession de territoires disparates, la ville du périphérique apparaît comme un modèle très complet de ville contemporaine infrastructurelle. Dès lors, étudier l’insertion du périphérique suppose de s’appuyer sur la connivence existant entre le périphérique et les territoires alentours. Cette cohérence en germe est un des éléments essentiels à prendre en compte dans la recherche d’une plus grande harmonie entre une telle infrastructure et la ville. Cette cohérence est surtout la seule issue possible vers une réconciliation entre le tout et les parties, entre un ancestral fantasme unitaire et une incessante tentation fragmentaire.
La modernité de la limite
En effet, agir contre la structure profonde de ce territoire n’aurait aucun sens ni aucun avenir urbain à la hauteur de ce que la métropole parisienne doit ambitionner. La ville du périphérique est double et paradoxale. Une vision prospective sera d’autant plus puissante qu’elle saura se servir de ce caractère ambivalent et le transcender pour en faire de la ville.
Le périphérique ne sera jamais un boulevard urbain classique, même quand sa mobilité et ses usages auront changé, car son espace et sa configuration physique le différencient profondément du boulevard urbain. Se contenter de remplir le grand paysage annulaire, sous la caution du souci actuel de densification, ne mènerait à rien. Le canyon qui a commencé de se constituer par endroits, alors que les opportunités foncières et le phénomène de l’adresse parisienne ont pressé des bâtiments sans qualité au pied du périphérique, témoigne des risques encourus si n’est pas pris en compte le caractère exceptionnel de ce grand espace ouvert. Cela montre également qu’aucune insertion urbaine n’est envisageable en niant la spécificité de ce lieu, de son infrastructure, de son rôle, de son paysage et de son histoire.
La question essentielle posée par la recherche d’une insertion urbaine du périphérique n’est pas réductible à la notion d’intégration d’une infrastructure exogène à son environnement. La question est plus vaste, c’est celle de la limite. Ce territoire à la limite est un lieu de modernité, un lieu d’ouverture et un lieu d’échanges. L’insertion sera le dépassement de la limite, sans en perdre les vertus. L’insertion existera lorsque la limite cessera d’être une coupure pour constituer un lieu à part entière dans la ville : le grand espace moderne métropolitain.
Depuis plus de 15 ans, TVK mène des recherches sur le boulevard périphérique parisien et les infrastructures. Initiées au sein de TOMATO Architectes, un groupe de treize étudiants qui ont fait de La Ville du Périphérique le sujet de leur diplôme, la recherche s’est poursuivie par No Limit, une étude réalisée pour la Ville de Paris et la Région Île-de-France. Deux livres, aujourd’hui épuisés, témoignent de cette recherche.