De même que la question urbaine, puis le phénomène métropolitain ont au siècle précédent mis en crise l’art d’habiter le monde, la question terrestre, portée aujourd’hui par le dialogue entre les sciences naturelles et sociales, oblige une nouvelle fois à recharger les concepts et pratiques pour permettre aux architectes de penser la façon de s’installer sur une Terre durablement agitée. C’est avec cette visée de reconstruction théorique que l’agence TVK s’est engagée dans l’écriture de l’ouvrage La Terre est une architecture (Leipzig, Spector Books, 2021), dont les fondements scientifiques sont explicités dans l’article « L’épopée des géants : prendre la mesure de l’instabilité terrestre », publié dans l’ouvrage « Faire face aux risques », sous la direction de Xavier Bonnaud, Éric Daniel-Lacombe et Chris Younès, aux éditions Infolio. Les textes suivants résument les différentes parties de l’article.
Alors le maître des dieux foudroya l’Olympe et fit crouler Pélion élevé sur Ossa. Les corps monstrueux des géants furent ensevelis sous les masses que leurs mains avaient amoncelées.
Instabilité et surinstabilité
Le système Terre est caractérisé par son instabilité, due aux échanges énergétiques permanents qui se forment à la charnière des cieux, des mers et des terres. L’action des humains n’occulte pas l’action et la réaction des autres puissances terrestres : elle amplifie plutôt les bouleversements constants qui forment les rythmes de la nature. Loin d’endiguer l’instabilité de la Terre, les moyens déployés par les humains pour la contenir provoquent en retour aujourd’hui une surinstabilité. En de nombreux lieux, les basculements énergétiques qui animent la Terre sont démultipliés sous l’action des humains.
Les infrastructures comme lieux des « faits terrestres »
Retrouver les conditions pour habiter la planète durablement avec ses aléas passerait par un nécessaire changement de posture vis-à-vis de la « nature » nous disent les anthropologues contemporains (Descola 2005, Latour 2015, Haraway 2016). Il faudrait considérer l’enchevêtrement dynamique des humains et des autres puissances terrestres. Prendre acte de cette interdépendance invite à repenser la définition de l’architecture non plus comme un « fait urbain », la « chose humaine par excellence » comme a pu l’affirmer Aldo Rossi empruntant les mots de Claude Lévi-Strauss, mais plutôt comme ce que nous appelons un « fait terrestre ».
Les infrastructures par leur échelle territoriale révèlent la dimension terrestre des actes d’installation humaine. L’hypothèse porte sur une redéfinition du concept d’infrastructure, pour l’envisager non comme un objet de contrôle mais comme une médiation entre les humains et la Terre, qui permettrait d’entrer en relation avec les mouvements qui causent l’instabilité terrestre et de pouvoir ainsi mieux cohabiter avec eux.
Le gigantisme : un imaginaire de la Terre
Le gigantisme, présent dans les mythologies ancestrales accompagne cette redéfinition. Les récits de « géants » – du nom des fils turbulents de Gaïa dans la mythologie grecque (Vian 1952, Bresc 1982) – développent un imaginaire des territoires comme des lieux en mouvement, au sein desquels les humains ménageraient les conditions d’une habitation nécessairement impermanente. Dans les mythologies ancestrales, les « géants » sont les alliés fictifs des humains pour prendre la mesure des processus qui animent l’immensité terrestre. Loin d’avoir disparus, ils renaissent sous forme de monstres ou de chimères dans les mythologies contemporaines.
La défaite des géants, et la volonté de maîtrise de l’instabilité terrestre
Dans la mythologie grecque, la gigantomachie, la guerre des dieux et des hommes contre les géants, marque l’avènement de la civilisation et symbolise pour les philosophes antiques le triomphe de l’esprit sur la matière, et de l’harmonie sur le chaos (Vian 1952). Elle marque un passage de puissance des géants terrestres aux humains qui cherchent à maîtriser les turbulences de la Terre. Si les découvertes de fossiles gigantesques alimentent une persistance des mythes du gigantisme (Schnapper, 1986), les progrès de la paléontologie au XIXe siècle accompagnent l’avènement d’une vision du monde désenchantée où la Terre ne serait plus qu’une sphère à conquérir, exploiter et aménager.
La Ceinture de feu, territoire de l’instabilité
Le territoire du Pacifique, délimité par la Ceinture de feu, est manifeste des turbulences qui agitent la Terre. Dans cette partie de la Terre, les récits du gigantisme nous offrent un témoignage de la manière dont les groupes humains cherchent à faire face aux catastrophes récurrentes par leurs infrastructures.
Pélé et Namaka, l’archipel instable
La querelle entre Pélé et Namaka, dans la mythologie polynésienne, décrit par exemple les liens entre éruptions volcaniques et tsunamis qui dérangent régulièrement les habitants des îles océaniennes. Mais le conflit entre les deux sœurs donne aussi naissance à la pirogue Honu-a-ieka, infrastructure indispensable pour habiter les archipels et s’abriter des humeurs des volcans.
Tremblements de terre et monstres nucléaires : le réseau catalyseur des catastrophes
Au XIXe siècle, le renforcement des liaisons directes entre Asie et Amérique, accentue le processus de métropolisation des côtes du Pacifique, faisant perdre de l’importance aux archipels. Sur les côtes c’est la figure du réseau qui guide désormais l’installation humaine et va créer de la surinstabilité. Lors des tremblements de terre de San Francisco et Tokyo au début du XXe siècle, les réseaux endommagés (électricité et gaz) propagent la catastrophe dans toute la ville. La stratégie pour faire face au risque passe alors par l’établissement d’un réseau d’infrastructures plus robuste et une dépense énergétique accrue.
Avec la figure de Godzilla, on assiste à une renaissance du gigantisme. Le monstre témoigne de l’ambivalence destructrice et créatrice d’un fait terrestre : le réseau de production d’énergie nucléaire est à la fois responsable de la naissance du monstre et l’arme pour le faire disparaître. Le mythe éclaire de manière saisissante l’ambivalence de l’infrastructure moderne, qui joue autant le rôle de réseau protecteur unifiant le monde humain, que de catalyseur des risques terrestres, cause de surinstabilité.
Le volcan Miño et la rivière Loa : l’archipel réparé
La transformation de la ville minière de Calama, au Chili, permet d’observer une reconfiguration du gigantisme. La mine de cuivre de Chuquicamata est la cause d’importantes pollutions de tout le bassin versant de la Loa et de la progressive désertification d’une partie de l’archipel d’oasis établies par les indiens Atacameños depuis le VIe siècle. En 2011, la révolte des habitants de Calama, l’oasis principale devenue une ville de 150 000 habitants, oblige à repenser les liens entre la ville, la mine et leur site pour améliorer l’habitabilité de ce milieu devenu hostile.
Le projet de « réparation » de l’oasis, commandité par la ville et confié à l’agence Elemental et la paysagiste Teresa Moller, vient restaurer les infrastructures de dérivation de la rivière Loa mais aussi augmenter celles-ci par un aqueduc d’irrigation alimenté par le recyclage des eaux usées, afin de replanter massivement l’oasis et ainsi mieux la protéger des vents de poussière. Le projet d’infrastructure renoue avec l’intelligence environnementale des mythes et rituels atacameños pour qui les volcans des hauts plateaux étaient les divinités tutélaires garantissant l’abondance en eau. La rivière Loa, est comme une nouvelle géante réanimée tant par ses crises bio-chimiques dangereuses que ses bienfaits potentiels pour le redéploiement de l’archipel d’Atacama.
L’archipel, figure de l’installation instable
Les variations du gigantisme dans le territoire du Pacifique mettent en avant l’archipel comme figure de l’installation instable. À l’inverse du réseau qui cherche à unifier l’espace et arrêter le temps, et génère par-là-même sa propre instabilité, l’archipel accepte la fragmentation de l’espace et utilise le temps pour recréer des liaisons dynamiques. Il a le potentiel de se déployer et de se rétracter pour faire face aux risques terrestres. L’ambivalence fondamentale du gigantisme qui accompagne autant l’unification des archipels que la fragmentation des réseaux, semble alors être le garant de l’insoluble tension entre le désir d’unification du monde, et son inévitable dislocation sous l’effet de la multiplicité qui l’anime. La forme de l’archipel qui lui est liée ne doit pas être comprise comme l’inscription définitive d’une structure sur le sol terrestre, mais comme un outil pour sans cesse réinterpréter les faits terrestres et tenter d’imaginer leurs trajectoires dans l’instabilité du monde.
Cet article s’appuie sur les travaux du programme de recherche Avalanche La Terre est une architecture, mené par l’agence TVK sous la direction de Pierre Alain Trévelo, Antoine Viger-Kohler et développé collectivement avec la participation David Enon, Armelle Le Mouëllic, Mathieu Mercuriali, et Océane Ragoucy.
L’article fait suite à une communication de David Malaud et Alexandre Bullier au colloque Faire face aux risques : Architecture et philosophie, organisé par le laboratoire Gerphau (Groupe d’études et de recherches philosophie, architecture, urbain), les 15 et 16 octobre 2021.
Cet article est publié dans l’ouvrage Faire face aux risques, sous la direction de Xavier Bonnaud, Éric Daniel-Lacombe et Chris Younès, Gollion, Infolio, 2023.
Bibliographie
Gigantisme et infrastructures terrestres
La ceinture de feu (études de cas)