À l’opposé des représentations de projets urbains souvent concentrées sur l’avant/après, nos contributeurs imaginent des scénarios dynamiques de transformation de la ville. Pour le guide Places du Grand Paris ils dessinent le récit d’un quartier de gare fictif qui prend en compte toutes les temporalités et les aléas qui nourrissent le projet. Alors il n’est plus une destination mais un voyage…
La « scénarisation » est une démarche élaborée par l’agence TVK pour concevoir des projets avec le temps. Partant des temporalités et des rythmes de la ville, elle vise des transformations plus progressives, attentives aux usages et situations existants, flexibles et ouvertes au questionnement régulier. Elle insiste sur une vision dynamique de la ville, à l’opposé des représentations souvent figées des projets urbains qui dessinent un état idéal des territoires, arrêté dans le temps. Elle emprunte pour cela à la fiction périodique, aux méthodes employées par les scénaristes de séries télévisées, pour construire des récits en saisons ou épisodes qui figurent autant d’étapes de l’évolution d’un site.
Dans le cadre de l’écriture du guide de conception des espaces publics Places du Grand Paris – mission lancée par la Société du Grand Paris et copilotée avec Île-de-France Mobilités – nous avons eu recours aux principes de la scénarisation pour proposer un récit alternatif à celui de la planification traditionnelle. Alors que tous les acteurs ont le regard tourné vers la date de mise en service des gares du métro Grand Paris Express, la narration de l’évolution d’un quartier de gare fictif replace l’inauguration de la gare dans une évolution territoriale bien plus grande et permet de prendre la mesure des multiples temporalités qui se croisent dans la transformation d’un espace public : aléas de l’aménagement, cycles de vie de la matière, rythmes de croissance du vivant, moments de vie et événements humains, etc. Elle invite à se saisir du temps comme d’une ressource, d’un ingrédient du projet. Les textes qui suivent, non publiés à ce jour et actualisés à l’occasion de la présente publication, ont constitué la base des dessins de Martin Étienne qui figurent dans le guide.
La narration invite à se saisir du temps comme d’une ressource, d’un ingrédient du projet.
La gare RER n’est pas arrivée seule. Avec elle, cette promesse moderne d’une efficacité au service de tous. Ceux qui étaient loin ont pu devenir proches, tout en continuant de bénéficier des atouts incontestables de la campagne. On a pu travailler à La Défense, à Opéra ou à Gare de Lyon, mais rentrer chaque soir jusqu’à sa gare RER, et trouver là un centre commercial, des équipements, autrement dit tout. Dès lors, il n’y eut plus Paris et la banlieue informe. Il y eut une région capitale organisée grâce à cette nouvelle infrastructure de mobilité au service d’un modèle polycentrique. Les Franciliens ont pu prendre le RER et garer une ou deux voitures dans le garage de leur pavillon. On s’en souvient encore, parfois même on rêve de le refaire.
Auparavant il y avait des jardins ouvriers. On venait les cultiver à plusieurs, on pique-niquait sur place. Au début ils n’ont pas tous été détruits. Autour du chantier il restait de la place. Le centre commercial s’est installé plus tard, puis l’immeuble de bureau avec ses vitres teintées. Sur les nouvelles rampes qui menaient à la dalle et au bâtiment de la Sécurité sociale, on voyait les jeunes descendre en mobylette. Une résidence a accueilli les employés d’une grande entreprise publique. Ils se sont bien entendus avec les familles portugaises qui déjà faisaient fleurir ici leurs jardins. Tous se retrouvaient sur le parvis du RER pour acheter le journal et la baguette. Car c’est dans ce rez-de-dalle tout neuf qu’ont été relogés les boulangers du quartier.
Pendant que les premiers tunneliers creusent, les urbanistes et les chercheurs en sciences sociales s’interrogent : quelles seront les conséquences de l’arrivée du Grand Paris Express sur les territoires desservis ? Quelle nouvelle géographie émerge ? Comment anticiper les nouvelles pratiques induites ? Les effets secondaires en termes de mobilité mais aussi les nouvelles représentations des territoires ? Si le métro du Grand Paris est un projet de transport ambitieux, il porte en lui une grande incertitude. On ne sait pas ce que le métro fera aux territoires. L’espace public qui accompagnera cette nouvelle desserte devra s’adapter à des façons de vivre que le Covid-19 nous apprendra cette année-là à ne plus prétendre anticiper.
La fixité du décor devant la gare semble ignorer les bouleversements annoncés par le panneau de la Société du Grand Paris. Sur le parvis de la gare RER, des bus stationnent pour la régulation. Le mobilier anti-intrusion est le dernier-né de la triste famille des séparateurs. Et les bandes cyclables hâtivement peintes en jaune sur la chaussée tentent d’accompagner l’incroyable augmentation des déplacements à vélo, alors que les franciliens évitent la promiscuité des transports en commun. Les géraniums accrochés en corolle autour des lampadaires jouent le rôle impossible d’égayer ce parvis qui trie les flux et les disperse le plus vite possible. Seul le Relai installé dans la gare invite au séjour. Mais il n’ouvre pas sur l’espace public. La gare est le lieu incontournable de la vie locale, mais elle fonctionne en service minimum : le transport et rien de plus.
Les agents immobiliers les premiers avaient répandu la rumeur : le métro arrive ! Les habitants en ont entendu parler : ils s’en réjouissent, et en même temps craignent que la vie parisienne ne vienne perturber le calme qu’ils étaient venus chercher un peu plus loin. Les panneaux de chantier sont installés depuis déjà plusieurs années et les travaux apportent leur lot de nuisances. Tout bouge déjà. Des chercheurs et des équipes de professionnels accompagnent et observent ce changement. De premiers aménagements arrivent avec le chantier et apportent un peu de confort. On imagine grâce à eux ce que la nouvelle place donnera une fois terminée. L’espace public est déjà là. Il se constitue avant l’inauguration, par respect pour ceux qui vivent ici : ce qui se passe aujourd’hui a toutes les chances de peser sur ce qui se passera demain.
L’alignement des vieux platanes a été épargné par le chantier. De nouveaux bancs sont apparus. Installés dans des bacs mobiles, quelques arbres encore jeunes font de l’ombre. On les déplace à mesure que le chantier évolue avant de les planter en pleine terre. On voit maintenant des personnes âgées s’installer en journée sur la placette. On voit des enquêteurs leur parler : ils notent que la gare est un des rares espaces publics de la commune qui propose des assises à l’écart des voitures. Des emplacements ont été prévus pour les vélos de plus en plus nombreux le matin, embouteillages obligent ! Le chantier des nouveaux logements juste en face n’arrange pas les choses. C’est le bazar, mais c’est un joyeux bazar, égayé par une signalétique très présente, qui fonctionne comme une scénographie de l’avenir.
Livrer un espace public achevé au moment de la livraison, c’est risquer de livrer un espace déjà inadapté. Le ruban a été coupé, mais la vie du projet continue. Un haut niveau de confort a été assuré dès la mise en service. Les parcours de tous les usagers et en particulier des piétons sont déjà agréables. L’espace public se présente comme « fini », mais pourtant il n’est pas « terminé » : les habitants, les voyageurs, peuvent encore contribuer à l’améliorer.
Le nouveau bâtiment de la gare du Grand Paris Express transforme le paysage, bien sûr. Mais c’est surtout le nouveau sol qui apporte le changement majeur. Son nivellement, sa texture, sa robustesse ont été pensés pour qu’il dure et soit facilement praticable. Il est modulaire pour que l’on puisse l’entretenir ou le cas échéant l’étendre.
Le mobilier urbain livré lors de la mise en service est, lui, adaptable : il est mobile, à compléter, détournable. Pourquoi ? C’est écrit sur un panneau qui explique le projet : « les espaces publics de mobilité doivent répondre au double enjeu de la fluidité et du confort. Le choix du mobilier, son emplacement, son orientation sont d’une grande importance, mais ne relèvent pas d’une science exacte. Ils peuvent être amenés à évoluer en fonction des nouvelles pratiques de la gare. On adaptera donc le nombre, le type et les emplacements du mobilier, au fur et à mesure des observations, des expériences, des transformations du quartier, pour trouver d’ici à deux années une configuration stabilisée. » Les habitués ne sont pas mécontents d’apprendre qu’ils ont encore leur mot à dire : les enquêteurs vont continuer à venir observer et recueillir leurs appréciations.
Le Grand Paris Express fait son entrée poliment.
Aux premières loges, les voyageurs n’essuient pas les plâtres mais prennent leurs marques progressivement. Les barrières de chantier levées, ils ont découvert un nouvel espace public. C’est neuf ! Ça paraît grand ! Les bus sont un peu plus loin mais restent bien visibles. Le sol clair délimite un espace accueillant. En semaine, les assistantes maternelles se donnent rendez-vous sur la place et les enfants jouent en sécurité : à part une marelle dessinée au sol, il n’y a pas spécialement de jeux, mais les petits grimpent sur les bancs et font des kilomètres en trottinettes.
« Chiche ! » ou « Pourquoi pas ? » Le Grand Paris Express est un chantier de très grande ampleur qui a pour ambition d’entraîner dans son sillage des démarches d’innovation. Que ce soit en termes de déplacements ou de modes de vie, il faut inventer la vie qui va avec le nouveau métro. Le chantier de l’espace public est offert à l’expérimentation : en se donnant plusieurs années, avant et après la livraison, on s’offre toutes les chances de voir émerger des initiatives aussi heureuses qu’inattendues.
L’annonce de l’arrivée de la gare n’a pas fait que des heureux. Même les élus hésitaient : le cadre de vie, c’est leur cheval de bataille. On ne savait pas très bien ce que ce métro allait apporter en termes de nuisances et de contreparties. Ici, personne n’a envie de vivre comme à Paris ; on apprécie le calme. En même temps, la vie de banlieue, c’est une vie faite de déplacements longs et contraignants : ça laisse peu de temps pour la vie de quartier. On sent bien dans la commune qu’on peine à faire fonctionner les événements qui soudaient les habitants auparavant.
L’idée est venue de l’adjointe aux sports : pourquoi ne pas profiter du chantier de la place de la gare pour tester quelque chose de nouveau ? Justement, une association de tennis cherchait à proposer des animations dans l’espace public pour se faire connaître et renouveler son public. A l’occasion des journées sans voitures organisées un dimanche par mois, l’association déploie ses filets devant la gare et fait jouer les enfants Ces jours-là, on sort les vélos et les rollers, on est plus nombreux dans les rues. Initiés avant la mise en service, dès que l’espace a été assez grand, ces événements ont bien marché et on en a tenu compte dans le projet : l’association peut venir installer ses filets dans les dispositifs prévus pour les forains, et elle peut brancher son enceinte de musique directement au mât d’éclairage.
Il n’y a pas que la gare qui compte ! Un espace public n’est jamais réussi tout seul. Il fonctionne plus ou moins bien avec son environnement. Ce qui est imaginé pour les espaces publics des gares du Grand Paris Express doit tenir compte des particularités de chaque lieu, des cultures locales. À quoi bon prévoir des installations pour les vélos à la gare si on risque encore sa vie en s’y rendant ? Le travail sur l’espace public de la gare doit permettre des fertilisations réciproques, des échanges de pratiques, et des coopérations pour accompagner la transformation que le métro provoque, que ce soit à l’échelle du quartier ou de plusieurs villes. Ainsi, certains éléments de dessin ou de mobilier, certains principes de régulation (zones de rencontres, zones 30, plan lumière…) mis en place sur le parvis de la gare, s’exportent au fur et à mesure sur le territoire et améliorent le fonctionnement d’ensemble.
La mairie a annoncé qu’une fois les chantiers du Grand Paris Express terminés, il est prévu de refaire l’avenue de la gare à l’occasion de sa mise en sens unique. Le nouveau sol de la place s’imposera-t-il dans les nouvelles mœurs urbaines ? Les services de la ville reconnaissent qu’il est possible que les grandes dalles claires soient adoptées pour les trottoirs élargis de l’avenue de la gare. C’est intéressant de mutualiser leur fabrication et les équipes ont pris l’habitude de les entretenir (remplacement, nettoyage). Et puis, pour limiter les accidents et fluidifier le trafic, on limitera la vitesse à 30 km/h sur l’avenue rénovée.
Parmi les voyageurs franciliens, certains partent tôt, d’autres rentrent tard. Ces trajets contraints, plus pesants, exigent que les espaces publics des gares soient pensés pour fonctionner la nuit. Bien sûr, la sécurité est la première exigence. Mais la nuit apporte aussi son lot de beauté. L’été, on s’arrête et se retrouve dans l’espace public, pour guetter ensemble les premiers courants d’air et profiter de la fraîcheur de la végétation après les journées caniculaires qui deviennent plus fréquentes. C’est à cette heure, alors que l’éclairage urbain est tamisé et les bruits de la ville atténués, que l’on peut le mieux écouter les oiseaux, observer les chauves-souris sillonner les airs, et que l’on aperçoit parfois un hérisson sortir des buissons. Si par bonheur on pouvait aussi y boire un verre, alors, quelle nuit !
Un nouveau quartier de logements remplace le vieux centre commercial. Les premiers bâtiments vont venir s’installer sur la place, avec des commerces en RDC. La Ville discute avec l’aménageur : elle aimerait qu’un des preneurs des rez-de-chaussée propose une ouverture le soir, jusqu’à 23h au moins, pour que l’espace soit animé et sécurisé. Avec l’arrivée du tramway, dont l’arrêt se situe en face des futurs commerces, on peut espérer faire fonctionner une brasserie.
Avec l’arrivée des nouveaux habitants surviennent aussi de nouvelles préoccupations. Une partie de la place est bien trop exposée et le soleil tape les après-midis d’été. On souhaite plus de contact avec la nature, faire découvrir la faune et la flore aux enfants. Les services de la Ville décident donc d’ouvrir quelques dalles pour planter des arbres, compléter la canopée existante et élargir le square. Dans les nouveaux jardins en creux, conçus pour absorber les fortes ondées estivales, poussent de belles plantes aquatiques que quelques espèces de crapauds sont venues habiter.
Puisqu’habiter l’espace c’est aussi habiter le temps, aménager l’espace, c’est aussi aménager le temps. La transformation de la ville, son adaptation aux transformations d’une époque, aux nouvelles habitudes des citadins, ressemble à l’écriture d’un scénario dont on n’envisagerait jamais la fin. Nous devons regarder loin pour comprendre ce qui se joue de fondamental à notre époque (le dérèglement climatique, les inégalités sociales, les enjeux de citoyenneté…). Et nous devons travailler dès aujourd’hui pour que demain déjà soit différent, sans attendre le grand soir de l’inauguration (stationner son vélo, traverser l’avenue en sécurité, attendre le bus à l’abri …). Une partie du travail consiste donc à choisir finement ce qui est pour aujourd’hui, ce qui doit advenir demain, ce qui permettra qu’après-demain existe bien : tisser une trame narrative qui fasse sens à toutes les étapes pour ceux à qui les projets sont destinés.
Les réglementations ont changé et se sont durcies. Le covoiturage est devenu obligatoire aux heures de pointe. Il faut trouver un point parking relais pour que les conducteurs et leurs passagers se donnent rendez-vous. On le fera à l’arrière de la gare, ce qui implique de créer un nouveau passage sous les voies, débouchant sur la place. On en profite pour interdire l’avenue de la gare à la circulation des voitures, retirer les mobiliers séparatifs depuis longtemps inutiles, car le risque a évolué, et repenser le stationnement des vélos et autres engins roulants légers dont le nombre a décuplé. Les travaux sont de retour…
Article de Gwenaëlle d’Aboville, David Enon (TVK), Soline Nivet et Pierre Alain Trévelo (TVK) publié dans la revue Sur-Mesure, 2021.