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Architecture d’une cité-jardin : Construire la lisière des mondes humains et non-humains

Comment concilier habitats humains et habitats non-humains ? C’est la question qui résume le défi posé par le « Village des médias » sur lequel TVK a travaillé depuis 2015. Ce projet urbain, situé sur les communes du Bourget, de Dugny et de la Courneuve, est destiné à accueillir les journalistes du monde entier durant les Jeux à l’été 2024, au sein d’un quartier de logements qui seront ensuite réutilisés pour des habitations ordinaires, après que leur aménagement intérieur aura été adapté. Le périmètre de l’étude s’étend sur 80 hectares en limite du parc départemental Georges Valbon, classé comme site Natura 2000, notamment pour ses milieux humides exceptionnels. C’est un site de lisière, d’échanges entre espaces bâtis et espaces ouverts. Si le terrain est le lieu d’une biodiversité extraordinaire et accueille des espèces rares et protégées, le défi du projet urbain est d’y concilier un objectif de densification et d’intensification importantes avec une ambition d’exemplarité écologique. La collaboration dès le début du projet avec une écologue, Marine Linglart, a permis de décentrer les principes de conception anthropocentrés vers une architecture qui soit partagée entre humains et non-humains. L’esquisse s’est portée sur des formes urbaines discontinues, entrecoupées de zones plantées et d’espaces publics qui décuplent les interfaces avec l’environnement. L’appellation « cité–jardin du XXIe siècle » apparaît en 2019 dans la communication institutionnelle et commerciale de l’aménageur du site, la Solideo. Ce mot d’ordre a permis de fédérer l’ensemble des acteurs autour d’objectifs d’excellence environnementale, et a favorisé une diversification des formes bâties pour s’approcher plus des qualités des cités-jardins historiques.

Cité-jardin


Au-delà d’un effet de communication, il est intéressant de revenir sur la typologie de la « cité-jardin » et de dégager les principes qui pourraient définir sa version contemporaine. Un temps oubliée et évincée par les « grands ensembles », eux-mêmes remplacés par les « éco-quartiers », la cité-jardin a l’intérêt d’évoquer directement une morphologie, un paysage, une sociabilité, une histoire, à l’inverse du terme d’éco-quartier beaucoup plus générique et technique. Ce terme qui s’impose dans les années 2000, dans le contexte de l’émergence de la « ville durable » et des labels écologiques1, renvoie plus à une réflexion normative et programmatique qu’à une réflexion morphologique, paysagère ou sociale. Sans revenir sur cette histoire de l’urbanisme, il semble que la vivacité du concept de « cité-jardin », renvoie plus fondamentalement à une permanence du désir d’habiter dans la nature et en harmonie avec elle. La « cité-jardin du XXIe siècle » renoue assurément avec cet idéal, né à la fin du XIXe siècle, mais la manière de concevoir la relation avec la nature – le jardin – a en revanche considérablement évolué en un siècle. Le jardin, qui a été pendant des millénaires le lieu de la domestication de la nature par l’humain, a en effet subi dans l’histoire récente du paysage une série d’inversions, de la maîtrise au laisser-faire, de la composition formelle à l’accompagnement des dynamiques du vivant – des thèmes présents notamment dans les projets de paysagistes comme Gilles Clément2.


Architecture du sol


Ces évolutions sont à mettre en rapport avec le changement de regard anthropologique sur la nature, apporté par des penseurs comme Philippe Descola, Donna Haraway ou encore Bruno Latour3. La nature n’est plus conçue comme ce décor statique dont l’homme serait séparé et qu’il pourrait contrôler à sa guise, mais comme un monde en mouvement, animé, au sein duquel il est profondément enchevêtré. Dans ce contexte, les biogéochimistes ont mis l’accent sur l’importance de percevoir le sol non plus comme une surface mais comme une épaisseur vivante à la fois tellurique et atmosphérique – la « zone critique » – dont la morphologie est sans cesse reconfigurée par les mouvements des matières, de l’eau, de l’atmosphère et des êtres vivants – humains et non-humains. Cela implique de penser de manière radicalement différente notre manière d’occuper le sol4. Toute architecture est ainsi une architecture du sol, non pas un artefact posé sur la surface de la Terre par les humains mais une « forme qui sans cesse émerge du corps à corps des êtres vivants avec les matières terrestres »5. Dans ce cadre conceptuel nouveau, l’agence poursuit une recherche qui réinterroge les travaux de morphologie urbaine des années 19806, dans lesquels le sol représenté en blanc, n’était souvent vu que comme un vide spatial entre les masses bâties. Cette recherche s’organise autour d’une série d’archétypes d’architecture du sol : la terrasse – le parkway – la cité-jardin – le campus – le polder. Ils représentent différentes façons de transformer le sol et de configurer la coprésence des mondes humains et non-humains. Ils décrivent à la fois la forme des sols existants et permettent d’exprimer une vision de projet qui s’appuie sur cet héritage, en vue de le métamorphoser. La recherche s’articule alors autour de deux problématiques morphologiques : les manières de transformer le sol hérité tout en le préservant, l’organisation de la cohabitation par un programme plus qu’humain. Elles constituent deux angles de comparaison possibles pour mettre en évidence les spécificités qui pourraient définir la cité-jardin du XXIe siècle.


Transformation du sol hérité


La morphologie des cités-jardins historiques était conçue selon un plan global qui intègre espaces publics, espaces plantés et cultivés, et formes bâties. Ce schéma pensé du point de vue humain, suivant des règles de composition urbaine classiques ou pittoresques, impose une géométrisation du sol qui est vu comme une matière à modeler, terrasser, planter, déplacer ou remplacer par des artefacts humains (routes, égouts, réseaux, fondations, potagers, terrains de sport, parcs…). Dans le cas du Village des médias, à l’inverse, la posture de départ était d’ancrer au maximum les transformations dans les caractéristiques du sol hérité. Le site comporte deux parties séparées par un dénivelé. La partie basse est située au nord-est de l’ancienne plaine maraîchère des Vertus, où coule le ru de la Molette. Cette plaine a accueilli dans les années 1970 les terres issues de l’excavation du trou des Halles, qui ont donné naissance au paysage du parc Georges Valbon. Cette partie basse est occupée par la friche militaire du Terrain des Essences, ancien stockage d’hydrocarbures de l’armée enclavé dans le parc, les bassins de rétention de la Molette et les zones humides du Vallon écologique. La partie haute se situe sur le plateau de Dugny où a été aménagé l’aéroport du Bourget et l’espace événementiel de l’Aire des Vents. Les deux parties sont traversés par des infrastructures : la voie ferrée de l’ancienne Grande Ceinture réactivée par la ligne 11 de tramway, les routes départementale D50 et D114, et un grand entrepôt logistique, qui constituent à la fois des ruptures et des liens pour l’habitation de la faune et de la flore mais aussi les parcours humains. Dans l’optique de préserver le capital végétal et animal existant et de rétablir des continuités écologiques et urbaines, plusieurs choix structurants ont été faits. Tout d’abord, celui de ne pas construire de manière pérenne sur le Terrain des Essences comme prévu, mais d’en dépolluer le sol pour accueillir le stand des épreuves de tir durant l’été 2024, avant de réintégrer l’enclave dans le parc. Son aménagement paysager après les Jeux permettra de créer une continuité de zones humides, du bassin de la Molette jusqu’au cœur du parc Georges Valbon, et d’étendre ainsi l'habitat d’oiseaux et d'amphibiens protégés, notamment le blongios nain, le butor étoilé ou le crapaud calamite.

La construction des 700 logements destinés aux journalistes durant l’été 2024, et des 600 logements supplémentaires, du gymnase et de l’école qui complèteront le nouveau quartier après la compétition, est réalisée dans les parties hautes du site, au nord de l’entrepôt logistique et en frange de l’Aire des Vents. Le projet adopte un principe d’intervention minimum sur le nivellement existant, préservant la majeure partie du système de talus routiers plantés qui constituent une trame écologique à travers le site et délimitent les deux plateaux habités. Cela implique de repousser les immeubles vers l’intérieur surélevé des îlots et de ménager seulement des terrassements minimes pour des rampes d’accès. Enfin, le dessin des îlots a été pensé avec un maximum de porosité et une imperméabilisation limitée (30% minimum de pleine terre par lots) afin de pouvoir conserver les dynamiques actuelles du sol, tant du point de vue hydrologique que des parcours de biodiversité. Le village est ainsi organisé selon trois typologies d'îlots traversants dont les jardins constituent à la fois des habitats et des parcours pour les espèces qui passent du parc Georges Valbon vers l'Aire des Vents : les lanières, les îlots jardins et les plots en terrasse dans la partie en pente qui permet de passer du niveau bas au niveau haut. Cette stratégie de transformation produit une forme urbaine discontinue, parcourue par une série de lisières avec des ruptures de niveaux, qui permet notamment d’organiser la gestion des eaux pluviales par bassins versants d’infiltration, et renforcer ainsi la présence de l’eau et du vivant dans l’ensemble du quartier.

Cohabitation : un programme plus qu’humain


La morphologie générale du quartier, pensée à partir du programme des non-humains afin de préserver les dynamiques écologiques qui le traversent, pose alors une question de cohabitation. Malgré une organisation des espaces extérieurs pensée du point de vue des usages humains (récréatifs, esthétiques), dans les cités-jardins du XXe siècle existe une cohabitation de fait entre humains et non-humains, animaux et végétaux s’adaptant aux formes imposées par le programme du « jardin » domestique. L’enjeu du projet est alors, à partir des connaissances en écologie, de penser le partage de l’espace, les lieux communs et les limites qui vont rendre cette cohabitation plus harmonieuse. Outre certains espaces inaccessibles réservés à la biodiversité notamment autour des zones humides, cela se traduit par une série de dispositifs particuliers dans le traitement des lisières. La différenciation des usages humains et non humains s’appuie sur le réseau de noues et de fossés, de talus et de buttes qui servent à organiser le chemin des eaux pluviales et leur infiltration. Ils viennent strier et bosseler le sol du quartier, créant autant de frontières topographiques qui permettent de séparer et protéger les parcours de chacun.

Il n’est bien sûr pas possible de figer et contraindre ceux-ci, cependant, l’ensemble des choix morphologiques fabrique une infrastructure capable d’accueillir les fluctuations des usages humains et des différents rythmes naturels, et de servir ainsi la robustesse d’un monde et de sols vivants. Le passage d’une conception « esthétique » de la nature à une conception « écologique », entraîne ainsi un processus de conception morphologique qui voit l’architecture comme une émergence de cette infrastructure ancrée dans les formes du sol. On pourrait alors conclure sur l’importance du trait d’union pour penser la cité-jardin du XXIe siècle, non comme un mode de l’habitation humaine, mais comme la mise en rapport de deux mondes, à la fois autonomes et enchevêtrés.

Article de Pierre Alain Trévelo, Antoine Viger-Kohler, David Malaud et Caroline Désile, publié dans les actes du colloque Des cités-jardins pour le XXIe siècle, aux éditions Parenthèses, Marseille, 2022. Le texte est produit à l’occasion du colloque organisé les 23 et 24 juin 2022 à Suresnes.

Cette communication s’appuie sur le projet du Village des Médias commandité par la Solidéo, et développé de 2018 à 2022 par une équipe pluridisciplinaire dont TVK était mandataire : OLM, BASE, Urban Eco, Igrec, Sephia, C&E, RR&A, ACCEO,  Ville Ouverte, Duval Conseil, ON et B-Headroom. La conception a été assurée chez TVK par Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler (associés), Caroline Desile et Vincent Hertenberger (directeurs de projet), Emmanuelle Halbout (cheffe de projet) et Laurène Cendrey, Irati Lasa Amo, Agathe Lavielle, Johannes Meinzer, Lucas Meliani, Étienne Mervelet, Chloé Monchalin, Maria Salmatzidou, Lucie Tifrouin, Erik Vallauri, Raphaël Videcoq (architectes).

  • 1. EMELIANOFF, Cyria, « La ville durable : l’hypothèse d’un tournant urbanistique en Europe », L’Information géographique, n° 71, 2007, p. 48-65. En 2004 a été créé le label éco-quartier HQE²R. Ce référentiel permet d’évaluer les projets grâce à 5 objectifs de développement durables, décomposés en 21 cibles et 51 sous cibles. Il s’agit d’une logique de conception par critères programmatiques dont les solutions apportées sont mesurées, évaluées et améliorées dans le but d’initier une boucle vertueuse d’amélioration continue. Ces deux dernières décennies les exigences des projets urbains en termes de respect de l’environnement n’ont cessé de croître, appuyées par une forte demande sociétale, et sanctionnées par différents labels (BREEAM, HQE, LEED, BiodiverCity…).
  • 2. CLÉMENT, Gilles, Le jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991. Voir aussi CLERGEAU, Philippe, PESKINE, Hélène, Urbanisme et biodiversité : vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Rennes, éditions Apogées, 2020. Et DA CUNHA, Antonio, DELABARRE, Muriel, Urbia n° 21 : Nouvelles écologies urbaines, 2018.
  • 3. LATOUR, Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
  • 4. MANTZIARAS, Panos, VIGANO, Paola, Le Sol des villes, Genève, MetisPresses, 2016. Voir aussi AÏT-TOUATI, Frédérique, ARÈNES Alexandra, GRÉGOIRE Axelle, Terra forma : manuel de cartographies potentielles, Paris, éditions B42, 2019.
  • 5. TVK, TREVELO, Pierre Alain, VIGER-KOHLER, Antoine, BULLIER, Alexandre, ENON David, MALAUD, David, MERCURIALI, Matthieu, RAGOUCY, Océane, La Terre est une architecture, Leipzig, Spector Books, 2021.
  • 6. MURATORI, Saverio, Studi per una operante storia urbana di Roma, Rome, CNR, Centro studi di storia urbanistica, 1963. CASTEX, Jean, DEPAULE, Jean Charles, PANERAI, Philippe, Formes urbaines de l’îlot à la barre, Paris, Dunod, 1977.