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À l’heure du suprématisme urbain et de sa doxa érigeant les métropoles en système organisant le monde, la mer Méditerranée, espace où fut inventée une des formulations les plus puissantes de l’urbanité et de la ville, est aujourd’hui un lieu vertigineux. Elle est simultanément un lieu de baignade et un lieu de mort, une frontière ardente entre nord et sud. Mais ce qui en fait un espace réellement paradoxal – au sens direct, à l’encontre de la doxa – tient à ce que, de limite physique ancestrale, la Méditerranée est devenue un trait d’union entre les océans, un chaînon essentiel dans la nouvelle « circularité » du monde.
Du paradigme antique d’une mer intérieure, bassin de vie unitaire et domestiqué, on est passé à un espace maritime ouvert, connecté et totalement dissout dans le système mondial. La Méditerranée est une étendue parcourue et très largement transformée par l’Homme.
Quand on regarde la mutation de la condition méditerranéenne dans le temps, avec à l’esprit les défis du présent, l’histoire de cette mer intérieure semble raconter la mythologie fondatrice d’une ère planétaire dont l’Homme serait le maître irresponsable. La domestication absolue de ce monde par nature hostile constitue un objectif encore inaccessible mais, aspiration mentale toujours dépassée et remise en cause, elle a fourni une ligne d’horizon sur laquelle les groupes humains ont construit leurs ambitions.
Si le mythe de Babel est l’archétype de la métropole, où la croisée des axes de fondation de la grande ville révèle une troisième dimension, celle de la hauteur ; la conquête de la mer est l’expression d’un autre dessein irrépressible, celui de la conquête de l’horizon. C’est l’histoire d’une prise de possession progressive de l’espace maritime, jusqu’à devenir un espace déterminant.
La grandeur des mythologies antiques, le tumulte des contes historiques, tout comme les chroniques contemporaines de migrations tragiques, semblent en décalage avec la nature apparemment bienveillante et douce du plan méditerranéen, et par l’échelle finalement réduite de son périmètre et de son horizon. La Méditerranée se présente comme un espace clos, au sein duquel peut se structurer un rapport entre l’Homme et la mer et entre l’Homme et l’univers.
C’est dans ce monde méditerranéen que la communauté humaine devient civilisation maritime et que le modèle métropolitain s’invente : de son origine étymologique grecque, métropole désigne une ville mère, qui possède des colonies, entretient des rapports avec un autre territoire que le sien. La très grande ville tire sa raison d’être de sa domination sur des territoires lointains, de sa condition extraterritoriale. La maîtrise des eaux constitue à la fois le fondement et le moyen de son apparition. Un fil rouge semble connecter à travers les siècles les archétypes historiques de cette évolution collective : de la Cité-Etat cosmopolite de Babylone à l’empire réticulaire phénicien entre mer et continent, de la fédération des colonies grecques à la fusion euro-asiatique de l’hellénisme, jusqu’à l’unité dans la multiplicité de la domination romaine, cette dérivation est aussi celle d’une histoire urbaine qui passe par l’association progressive des forces continentales et maritimes.
La découverte du continent américain représente un basculement définitif dans la manière de se figurer l’espace et de concevoir l’horizon. Un monde sans limite est révélé et avec lui une nouvelle étape du dépassement dont on mesure encore aujourd’hui l’héritage. L’océan Atlantique devient un « miroir » plus stimulant, plus vaste et plus ouvert. Il permet à l’Occident de porter son imaginaire et ses ambitions sur un nouveau plan.
La Méditerranée change alors de statut. Le déplacement du centre de gravité de l’ancien monde vers le nord et l’ouest, le développement de la circumnavigation qui contourne le continent africain par le cap de Bonne Espérance, l’affaiblissement de l’Empire ottoman et la recrudescence de la piraterie signent la fin des routes commerciales qui faisaient la richesse des peuples méditerranéens. Les nouvelles puissances disposent d’une façade atlantique.
L’espace méditerranéen n’est plus le centre du monde. Avec l’extension de ce dernier, la Méditerranée change d’échelle et semble se rétracter, crique protégée et endormie à l’écart du grand large. La Méditerranée est à présent une poche semi-ouverte par le détroit de Gibraltar sur le nouvel horizon atlantique. Elle n’est plus l’espace central, et, en retrait de ce terrain d’exploration, elle reste le symbole d’une conception du monde disparue.
La Méditerranée contemporaine est absorbée
par le système maritime planétaire
La création des canaux de Suez en 1869 et de Panama en 1914 jette les bases d’un nouveau système d’échelle planétaire. Évitant le contournement des continents africain et américain par le sud, ces nouveaux points de passage stratégiques représentent un raccourcissement des distances parcourues par les navires, une économie de 6000 kilomètres pour Suez et de 13000 kilomètres pour Panama, établissant alors une réelle continuité entre l’océan Atlantique et les océans Indien et Pacifique. Empruntant ces courts-circuits, les flux maritimes les plus importants, qui s’aventuraient autrefois dans les mers du sud, se rapprochent de la ligne de l’équateur. La terre, coupée et remodelée, laisse désormais place à la surface maritime continue, support de flux massifs à travers le monde. L’humain a fait de la mer un système planétaire circulaire, réunissant des mondes distants.
De Shanghai à Rotterdam se dessine une nouvelle autoroute maritime qui, empruntant le canal de Suez depuis la mer Rouge et l’océan Indien, traverse ensuite la Méditerranée jusqu’au passage du détroit de Gibraltar. Dans ce contexte, la Méditerranée devient un point de passage inévitable. Cette autoroute qui emprunte la voie la plus directe diminue son étendue, la réduit à un rôle de chenal dans le prolongement du canal de Suez. À proximité de ce faisceau de flux préférentiels, Port Saïd, Le Pirée, Marsaxlokk, Gioia Tauro et Algésiras deviennent les nouveaux ports stratégiques du nouveau système, hubs globaux majoritairement dédiés au transbordement. Marseille, Gênes, Barcelone sont relégués au second plan, ports régionaux desservis par le cabotage et voués à l’approvisionnement local. La Méditerranée n’est plus un bassin fermé, une mer intérieure, mais une séquence de passage stratégique et de desserte locale (Afrique, Europe). La Méditerranée est réinventée par la grande échelle.
Dans ce nouveau système, la découverte de la rotondité de la terre n’a de cesse de se confirmer chaque jour par le mouvement dorénavant continu des porte-conteneurs et autres navires marchands. Leur mouvement perpétuel affirme le caractère circulaire du globe. Le continuum se substitue à l’espace fini et délimité des trajets de côte à côte.
Hier ensemble de mondes indépendants, la planète accède à sa dimension globale par l’émergence d’un océan unique, dont les flux construisent un système mondial. Exploiter la mer, c’est alors s’approprier l’ensemble de la surface de la planète.
Gratuite, ininterrompue, globale et support d’une mobilité fluide (possiblement alimentée sans autre énergie que le vent) ; comparée aux infrastructures terrestres, entravées de ruptures physiques et administratives, la mer est une infrastructure continue dont les seuls obstacles sont les intempéries. De par le gigantisme des marchandises pouvant être transportées, la mer jouit d’un avantage comparatif décisif face aux autres modes de déplacement. La lenteur supposée de la marine ne pèse rien en regard de l’importance des quantités transportées.
C’est pour ses qualités innées que l’humain utilise aujourd’hui la mer comme la plus grande infrastructure mondiale, sur laquelle, tel le tapis roulant en boucle du restaurant de sushis, il dépose tout ce qu’il produit sur la terre. La terre produit, la mer distribue.
La mer est l’antithèse de la terre : aux reliefs, elle oppose l’horizontalité ; à la superficie, la profondeur ; au morcellement et à l’hétérogénéité, elle substitue la continuité ; à la finitude elle promet l’infini.
De génération en génération, les bâtiments qui parcourent les mers n’ont de cesse d’exploiter l’infrastructure maritime au maximum de ses potentiels. Capables de transporter 500 conteneurs (équivalent vingt pieds) dans les années 1950, les porte-conteneurs les plus vastes en charrient près de 20 000 aujourd’hui. La mer n’oppose aucune limite à cette démesure de tirants d’eau et d’air, de largeurs et de longueurs. Elle la provoque dans une course à l’infini.
Face à l’élasticité du monde maritime, la terre est une architecture contrainte qui doit s’adapter aux dimensions nouvelles des géants des mers. Il en va ainsi des canaux de Suez et Panama, qui en 2015 et 2016 ont vu s’achever des travaux d’élargissement et d’approfondissement, visant à conformer leurs gabarits. Montagnes, cordons littoraux, lacs et déserts, les géographies naturelles s’effacent pour laisser passer les eaux. Les infrastructures terrestres sont redimensionnées à l’aune d’un nouvel ordre maritime.
Les vertus de la mer sont telles qu’elle représente un idéal dans l’inclinaison de l’humain à changer la planète. L’humain cherche apparemment à organiser une infrastructure généralisée qui atteindrait cet idéal, et pour cela, tente de conférer à la terre les qualités naturelles de la mer : continuité, horizontalité, étendue, profondeur.
Rencontre entre deux mondes, interface entre deux systèmes, celui de la navigation face à celui de la circulation terrestre, le port doit absorber une inévitable rupture de charge tout en tentant de la fluidifier le plus possible. Il est donc le lieu d’une transformation continue par l’humain destinée à unifier ces deux systèmes.
Le port antique est une première tentative d’architecturation des conditions naturelles : criques, anses, lagunes sont façonnées, construites selon des tracés géométriques qui manifestent l’appartenance du port à la ville.
Les ports ont d’abord été investis pour leur mouillage naturel protégé de la houle et des pillages, permettant une escale dans la navigation côtière. Les grands ports du Pirée et d’Ostie ont accompagné le développement des grandes métropoles d’Athènes et de Rome. Le comptoir grec de Marseille s’est développé à partir de l’anse naturelle du Vieux Port. Le lieu de mouillage naturel protégé devient peu à peu un port constitué de quais de déchargement et de transbordement et d’entrepôts de stockage des marchandises.
Le port moderne voit l’irruption de la mécanique et de la technique. Il devient un espace spécialisé, un domaine à part, rationalisé, régit par une organisation et une régulation propres, encore contigu à l’espace de la ville mais qui tend à s’en extraire.
Le port de l’époque de la navigation au long cours connaît la mise en place de lieux de ruptures de charges importantes entre différents modes de transports des marchandises : cabotage côtier ou fluvial, transport terrestre ou ferré. Le port moderne nécessite de plus en plus de surface de bassins, de linéaires de quais et d’entrepôts. Il est transféré à proximité de la ville qu’il sert. La mise en place d’immenses digues et la constitution de bassins ont permis ce développement hors de l’anse naturelle, comme à Marseille, Barcelone ou Gênes.
Le port contemporain n’a plus besoin de s’adapter à la ville. Il s’adapte aux exigences des navires les plus gros, plus spécifiques car spécialisés, plus fiables car fonctionnant au moteur à vapeur puis au moteur à explosion. Les nouveaux ports s’inscrivent dans la mondialisation des échanges de biens manufacturés produits principalement en Chine et en Asie de l’Est (Taiwan, Corée, Vietnam). La grande autoroute maritime Asie-Europe transite par Suez et fait voyager des mégas porte-conteneurs, de 400 mètres de long, 50 mètres de large et 16 mètres de tirant d’eau, pour des valeurs marchandes transportées dépassant plusieurs milliards d’euros par navire. Ces méga-navires travaillent en flux tendus entre Séoul ou Shanghai et les grands ports hanséatiques (Rotterdam, Anvers et Hambourg), qu’ils desservent en moins de 40 jours, escales comprises. Les escales intermédiaires sont donc de plus en plus courtes (3 à 4 jours au maximum) et peu nombreuses (moins de 10). Dans cette logique de concentration, les grands ports deviennent des hubs mondiaux qui desservent un hinterland gigantesque. Ce qui compte dans le port contemporain, c’est donc sa disponibilité en termes de linéaires de quais et de surfaces d’entrepôts logistiques pour permettre un traitement rapide des marchandises. Si le port a besoin d’être extrêmement connecté aux réseaux maritimes, fluviaux, ferroviaires et autoroutiers, il n’a plus besoin de la ville. Elle est un obstacle à son développement.
Le port est devenu une infrastructure à part entière au service de l’efficacité des échanges. Ses terminaux sont spécialisés conformément aux marchandises transportées : terminaux pour le vrac solide (charbon, minerai), pétroliers, gaziers, rouliers, etc. L’efficacité de son organisation nécessite aussi l’adaptation du milieu naturel à ses exigences : arasement de collines, modification du trait de côte pour le rendre rectiligne, comblement de la mer pour créer des linéaires de quais et des surfaces de stockages strictement horizontales adaptées au mouvement des portiques de déchargement. Ses digues gigantesques et ses plates-formes sont les garants de sa forme idéale. Spécialisé, compartimenté, sécurisé, le port contemporain est une enclave séparée du monde urbain, étrangère à son territoire. Le nouveau port de Tanger Med en constitue un parangon : construit sur le détroit de Gibraltar à mi-chemin entre Tanger et Ceuta, il a pour objectif de capter les flux de la grande route Shanghai-Rotterdam, empruntant ce point de passage obligé, et d’y procéder au transbordement des marchandises vers d’autres destinations. Entré en activité en 2007, ses prévisions de saturation rapide ont justifié la construction de deux nouveaux terminaux à partir de juin 2009. Il confronte aux massifs montagneux de la côte marocaine l’horizontalité de ses polders qui s’avancent sur la mer, le gigantisme de ses brise-lames, le relief artificiel de ses conteneurs et de ses grues, les enclos de ses terminaux concédés, la longueur infinie de ses quais de déchargement.
Le port contemporain atteint alors un niveau extrême d’affranchissement vis-à-vis des conditions terrestres.
Les ports historiques des grandes villes méditerranéennes, Barcelone, Marseille, Gênes et même Venise, délaissés par les trafics de marchandises, sont condamnés à devenir des escales pour super paquebots de croisières, larguant à chaque arrêt des milliers de touristes. Ces consommateurs potentiels sont accueillis dans les centres-villes piétonniers et ravalés ou bien dans les entrepôts portuaires reconvertis en centres commerciaux. Les ports touristiques deviennent un pôle parmi d’autres dans un système qui rebat les cartes des localisations historiques.
L’évolution morphologique et spatiale du port est dépendante d’une réalité immuable, les qualités infrastructurelles absolues offertes par la mer ; et d’un facteur incertain, la capacité croissante des êtres humains à s’en rapprocher. Les innovations techniques mises au point par les humains déterminent alors le degré de correspondance des ports à l’idéal maritime et de leur prise d’autonomie par rapport à l’organisation métropolitaine préexistante.
Pour un navire qui exploite au maximum les conditions maritimes, l’idéal portuaire contemporain c’est l’arrêt en pleine mer, en eau profonde, comme le proposent les nouveaux ports de Rotterdam ou de Shanghai au détriment des anciens ports de fond d’estuaire devenus obsolètes. Pour satisfaire ces exigences, le port contemporain se déplace et devient île artificielle en avancée sur la mer. À Tanger Med, les plates-formes en polders constituent les prémices héroïques de ce tropisme maritime. Le port de Shanghai est l’anticipation d’un état plus avancé encore de ce mouvement : île artificielle faite de comblements et d’îlots existants arasés, il se déploie dans l’archipel des Yangshan, dans la mer de Chine orientale. À quelques dizaines de kilomètres des côtes, il intègre le domaine maritime et assure sa connexion à la terre par un pont de 32 km reliant la métropole à son port en eau profonde.
La logique intrinsèque du port contemporain est celle de la croissance exponentielle. Obligé à l’extension perpétuelle, sa survie dépend de l’espace disponible qui l’environne. Il cherche donc à s’affranchir de la solidité et des aspérités – naturelles ou artificielles – qui forment la surface de la croûte terrestre et représentent une contrainte à son développement : relief, infrastructures, cours d’eau, formations urbaines elles-mêmes vouées à l’expansion… Le port comme infrastructure terrestre est condamné à la finitude. Sa translation vers la mer, espace infini et disponible, est son seul salut. Dans sa version la plus aboutie, le port est en pleine mer, il forme un plan horizontal, une supersurface abstraite, dans la continuité absolue de la ligne de flottaison. Il tend à devenir la mer, épouse son horizontalité, s’étend à l’infini, s’autonomise.
Au-delà du port, c’est possiblement toute la mer qui devient une supersurface dédiée à la production et la transformation, et non plus seulement à la distribution : une usine horizontale océanique. Hier, l’extraction offshore du pétrole a constitué la préhistoire de l’exploitation des ressources maritimes. Demain, la maîtrise du milieu marin ouvre de nouvelles possibilités en mer par l’extraction croissante de ses ressources (éolien, puissance hydraulique, nourriture ou nodules polymétalliques…).
Les raffineries de pétrole prennent déjà place dans les ports industriels, au plus près de l’arrivée du pétrole brut. Comme Renault à Tanger, les usines s’installent également dans des zones franches côtières, dirigées vers la mer qui leur apporte les matières premières et un marché pour l’écoulement des biens manufacturés. Elles sont une étape dans la circulation des biens et des matières sur la mer.
Entrepôts logistiques, zones franches, lieux de transformations constituent déjà autant d’îles niant leur territoire d’accueil, déconnectées de leur hinterland et uniquement dirigées vers leur accessibilité maritime.
Bientôt, avec un contrôle encore accru sur les milieux maritimes, ces activités de transformation prennent place directement sur la mer, au plus près des flux et des matières premières. Loin des sciences-fictions kitsch, progressivement, l’humain devient un habitant-exploitant de la mer.
La normalisation et la standardisation des flux maritimes provoquent la perte de neutralité de la mer : indépendante, unifiée, codifiée, elle est devenue prescriptive. Les normes maritimes déterminent le fonctionnement du port et son aménagement qui se singularise voire se détache du domaine terrestre.
Ainsi la mer, devenue un système autonome de valeurs et de références, impose son ordre à la terre et tend à influencer l’espace terrestre à mesure de sa prise de pouvoir dans le fonctionnement planétaire. Progressivement, des pans de territoires se dissocient du fonctionnement terrestre pour entrer dans le domaine maritime. La terre « devient liquide » : elle se désolidarise de la construction territoriale et des réseaux terrestres, en s’associant, ou en se dédiant, aux flux maritimes. Le contrôle de l’humain sur la mer recompose le monde en un espace archipélagique global : sur les eaux comme sur le continent, les établissements humains se comportent comme des corps autonomes, affranchis de la continuité terrestre et mis en relation par la connectivité absolue de la mer. Produits de ce système maritime planétaire, les nouvelles capitales du monde prennent la forme de vastes plates-formes, hubs de transbordement, espaces extraterritoriaux, et raccordés au système global par les flux maritimes.
La terre devient “liquide” : elle se désolidarise de la construction territoriale et des réseaux terrestres, en s’associant, ou en se dédiant, aux flux maritimes.
Avec la prise de pouvoir de la mer sur le système planétaire, la côte devient un espace particulièrement attractif qui voit se construire de nouvelles installations et urbanisations, au détriment des villes et implantations historiques qui peu à peu perdent de leurs fonctions.
La force de recomposition territoriale exercée par le port de Tanger Med est révélatrice du pouvoir de dissolution venu de la mer. L’usine Renault de Mellousa, les zones franches de Fnideq et de Tanger Automotive City, la ville nouvelle – cité dortoir – de Chrafate sont parmi les nouveaux pôles apparus autour et pour le port de Tanger Med. Ils en favorisent l’autonomie par rapport aux structures existantes sur le territoire. Ce nouveau système de port autarcique précipite la perte d’influence de la ville de Tanger, dont les emplois et les habitants se dirigent vers les nouvelles zones dynamiques connectées au port, laissant encore à la ville historique les fonctions de services, de loisirs, de culture et de tourisme. Un peu plus loin vers l’est, la Tunisie nourrit le rêve d’un projet semblable. Le nouveau port en eaux profondes d’Enfidha devrait capter une part du marché du transbordement méditerranéen et s’accompagnerait de l’aménagement d’une zone franche, d’un nouveau centre touristique, d’une zone industrielle et logistique…
Porteur d’une nouvelle logique territoriale linéaire, c’est l’ensemble du trait de côte qui en théorie dispose de ce potentiel de nouvelle interface, à même d’engager une recomposition, voire une dislocation des organisations territoriales existantes.
La mer est le support d’un phénomène global radicalement nouveau. Au-delà d’une simple redistribution, la stratégie maritime actuelle comporte une remise en cause du système métropolitain dans ses fondements mêmes. Là où la métropole, lieu de production et d’accumulation des richesses, proposait jusqu’à présent un modèle de concentration et de domination polarisé, le modèle maritime organise des espaces linéaires, étalés, insulaires, et monofonctionnels, orientés vers l’infrastructure océanique globale. En outre, le reste du territoire terrestre, autrefois appelé la campagne, est aussi en train de devenir une infrastructure géométrisée et généralisée de production et de traitement (que ce soit d’énergie, de déchets, de produits industriels ou de céréales...). Ces modes d’urbanisation ou d’artificialisation de l’étendue (la mer ou la campagne), visant à la fois la production et la distribution, sont-ils encore réellement complémentaires des métropoles, qui elles-mêmes se positionnent de plus en plus comme les décors des activités de consommation (consommation de divertissement, d’art, d’éducation, de nourriture, d’énergie...). Face à un système maritime de plus en plus autonome qui semble renouveler les logiques et les modes d’implantation et d’habitat, cette spécialisation exacerbée des métropoles ne vaut-elle pas abandon de leur capacité à organiser les territoires ? La métropole se désagrègera-t-elle face à la puissance de la mer ?
Instrument globalisateur du processus métropolitain, le système maritime en est le produit mais pourrait aussi en être le fossoyeur : la métropole porte dans ses gènes les facteurs de sa propre disparition.
Bassin qui a vu naître la civilisation urbaine, les premières villes-mères, la Méditerranée fait partie des espaces mondiaux où pourrait émerger une alternative à la métropole, qui s’affranchirait des conditions fondamentales de proximité, de continuité terrestre et de concentration.
TVK, Pierre Alain Trévelo, Antoine Viger-Kohler, with David Enon and Irène Béhar ; Anyoji Beltrando, Yannick Beltrando and Tomoko Anyoji ; KH studio, Alessandro delli Ponti, Ilaria Novielli with Michele Ganzarolli.
AVALANCHE is a research project founded by TVK, Anyoji Beltrando and KH studio.
Article initially published in French in Classeur, n°2 « Mare Nostrum », Éditions Cosa Mentale, September 2017, and in an English shorten version, in Migrant Journal, n°3 "Flowing Grounds", November 2017.