La statue monumentale de la République de Charles et Léopold Morice a été inaugurée en 1883 à Paris sur la place du même nom, presque cent ans après la Révolution française. En l’espace d’un siècle, les places et les squares parisiens se sont remplis de statues, comme si le livre de pierre de Notre-Dame s’était répandu dans l’espace public de la capitale. Si aux XVIe et XVIIe siècles, la question du décor et de l’ornement a conduit les théoriciens à réfléchir au rapport entre arts (sculpture et peinture) et architecture, la question de « l’embellissement de la ville » au XVIIIe, puis au XIXe avec les travaux d’Haussmann, a en quelque sorte décalé cette question du décor de l’échelle de l’édifice à celle de l’espace public. Le projet de rénovation de la place de la République, mené de 2009 à 2013, est pour nous l’occasion de relire l’histoire de cet espace public haussmannien au prisme du rapport entre architecture et infrastructure. La première pouvant être définie provisoirement comme ayant trait aux lieux dans leurs singularités et leurs appartenances culturelles et la seconde comme relevant de la construction de la croûte terrestre dans son abstraction et sa nue matérialité.
La place de la République débute son existence en 1808, d’abord comme simple « esplanade du Château d’eau », légère excroissance sur le parcours des Grands Boulevards. À la limite entre le quartier ancien du Temple et son faubourg, et environnée de nombreux théâtres, la petite place informe est d’abord dotée d’une fontaine aux lions dessinée par Pierre-Simon Girard. Ce fragile équilibre est rapidement rompu par une série d’événements infrastructurels qui viendront sceller son destin de grande place parisienne. En 1855 y est programmée la construction de la grande caserne du Prince-Eugène, reliée au fort de Vincennes par le boulevard Voltaire inauguré en 1863. Viennent ensuite les percements du boulevard Magenta et de l’avenue de la République qui font de la place adolescente un des grands carrefours du Paris haussmannien.
Différents projets se succèdent pour donner forme à ce grand carrefour jusqu’à ce que l’administration arrête ses dimensions à un rectangle de 280 m par 120 m. Gabriel Davioud est chargé de donner un caractère à cette grande chambre allongée et conçoit le projet d’une salle de spectacle, l’Orphéon, à l’extrémité nord de la place. Même si le tracé des voiries a été d’abord décidé selon une logique d’ingénierie, d’un point de vue esthétique, c’est ce monument, centrant la perspective dans l’axe du boulevard Voltaire, qui donne toute sa valeur à l’espace public haussmannien. On pourrait alors dire que l’infrastructure est ordonnée par l’architecture. Dans le double sens que le monument hiérarchise l’espace en créant un ordre visuel et que, d’un point de vue conceptuel, il apparaît ainsi comme la force génératrice de l’ordonnancement de l’infrastructure.
Du projet de Davioud, seule une nouvelle fontaine aux Lions sera construite en 1874, l’ancienne ayant été déplacée aux abattoirs de la Villette. Sous la IIIe République naissante, plusieurs projets se succèdent alors. On cherche par différents motifs à combler le vide et l’absence laissés par le projet avorté de l’Orphéon ; certains vont jusqu’à proposer de construire une partie de la place orpheline jugée trop grande. L’atterrissage en 1883 de la statue de la République, symbole voulu par un pouvoir en quête de légitimité, constitue enfin l’acte qui permet de fonder la place de la République et de réordonner l’infrastructure. Une fois la fontaine de Gabriel Davioud déplacée à Daumesnil, l’axe perpendiculaire à la terre défini par la statue de la République centralise la perspective, à la manière de l’Arc de triomphe de l’Étoile. Il arrête du même coup par symétrie le dessin de la dernière façade nord encore incertaine et celui des deux parterres arborés qui encadrent le piédestal de la statue.
C’est plutôt la logique des flux qui a déterminé la forme du terre-plein central. Cette même mécanique des fluides va ensuite y ouvrir une brèche au XXe siècle, créant un rond-point automobile autour de la statue. C’est elle, toujours, qui refermera les deux squares aux dauphins sur eux-mêmes, les entourant de grilles et de talus protecteurs. Dans les années 1980, l’unité entre architecture et infrastructure qui avait été trouvée un siècle plutôt est perdue au profit d’un espace fractionné par une logique fonctionnaliste, ignorant qui plus est les cinq lignes souterraines de métro au profit de la circulation automobile en surface. Le concours lancé par la mairie de Paris en 2008 est venu questionner cet état, pointant le décalage entre les usages contemporains et ce qui était devenu une pure infrastructure au sens moderne, un équipement technique voué à la circulation automobile.
L’obsolescence de cet objet d’infrastructure moderne nous amène à penser la permanence de ce qui constituait d’ores et déjà des éléments d’une véritable infrastructure de la place, d’une structure profonde qui permette de la définir comme un « fait urbain » ancré dans la longue durée pour reprendre le concept d’Aldo Rossi. Deux éléments essentiels contribuaient ainsi à l’infrastructure de la place de la République : son tracé, délimité par ses grandes façades de pierre, et la statue qui est devenue son centre géométrique et symbolique.
Comment alors refonder sur lui-même cet espace public ? L’architecture de la place était pour ainsi dire flottante, incapable de singulariser ce vaste espace, il lui manquait un ancrage terrestre. Son sol était devenu de plus en plus lisse sous la poussée des coulées successives de macadam qui avaient isolé fontaines et parterres comme des îles. Il s’agissait de faire sortir le sol de son existence pelliculaire, pour lui donner une architecture en ne le pensant plus comme une surface mais comme une épaisseur. La question n’était plus de donner un caractère à cet espace mais un profil, une structure qui l’enracine simultanément dans la profondeur du sol et de l’atmosphère, une architecture du sol. Une longue étude a été nécessaire pour comprendre et dessiner le profil de la place. Là où la coupe transversale formait une courbe avec un point haut au droit de la statue et des points bas au pied des édifices, nous avons construit le sol de la place par une pente à 1 % dans la largeur, en nous basant sur la cote de référence de la statue. Cette pente, la plus faible possible pour assurer l’écoulement de l’eau et la fluidité des parcours, est comme une horizontale sur laquelle les êtres vivants se tiennent, sur la terre et sous le ciel. Le sol s’élève ainsi depuis la route de manière imperceptible pour former, en léger surplomb des « bâtiments palais », deux grandes terrasses suffisamment basses pour laisser le regard filer. D’une certaine manière, avec la conception de ce grand système cristallisé, enchâssé dans le sol et non plus coulé, l’assise de la statue s’est étendue à l’ensemble de la place. La structure de ce sol épais constitue la façade monumentale de cette place, restée neutre après l’abandon du projet d’Orphéon. Elle est le toit d’un gigantesque monument qui, en basculant autour de l’axe de la statue, émergerait du sous-sol en totalité rempli de galeries de métro, de réseaux et des racines des platanes d’alignement.
Au-delà de sa forme, ce projet est une recherche en direction d’un nouveau rapport entre architecture et infrastructure. Ce rapport ne considère plus l’infrastructure à la manière moderne, comme l’incarnation spatiale d’un programme, d’un équipement, mais s’attache à ses dimensions temporelles et terrestres.
L’infrastructure représente ce qu’il y a avant et après l’architecture : elle est un état antécédent à l’architecture, comme une structure qui précède le moment de l’architecture, et que l’on retrouve après elle. L’infrastructure représente ce qui reste, ce qui est essentiel, ce qui forme les racines d’un espace terrestre. L’architecture correspond alors à la mise en forme, à un moment donné, de l’infrastructure. En incarnant dans une situation locale un rapport entre la croûte terrestre et l’atmosphère, entre le sol et le milieu, l’architecture vient articuler et inscrire sur la terre les deux dimensions de l’infrastructure, le temps et l’espace. L’architecture, alors, ne serait plus ce qui se situe dans l’espace qui reste entre les infrastructures, mais ce qui émerge de l’infrastructure d’un lieu.
Article de Pierre Alain Trévelo, Antoine Viger-Kohler avec David Malaud publié dans la revue suisse FACES, Journal d’architecture / L’art de l’espace public n°76, automne 2019.