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Les nouvelles coalitions du terroir-monde : réduire l’empreinte des subsistances

À la suite de la consultation internationale Luxembourg in transition (2020-2021), TVK a été invité par Alain Guez à décrire la méthode développée par son équipe pour imaginer la transition écologique de la région transfrontalière luxembourgeoise à horizon 2050. L’article « Les nouvelles coalitions du terroir-monde : réduire l’empreinte des subsistances » est désormais publié dans l’ouvrage Habiter la métropole agri-urbaine, Projets et réflexions à l’horizon 2050, édité par les éditions de l’Université de Lorraine sous la direction d’Alain Guez.

Concevoir l’habitabilité terrestre de manière globale, en combinant les enjeux climatiques à ceux de la vitalité des sols et des écosystèmes, conduit à un nécessaire décentrement des questions urbaines et métropolitaines pour observer plus largement les infrastructures qui permettent notre subsistance. En cherchant à tirer les enseignements de l’étude territoriale menée par notre équipe pluridisciplinaire (architecture, urbanisme, écologie, pédologie, logistique), l’article propose le concept de « terroir-monde », dépendance silencieuse des « villes-mondes ». La description de ce système de subsistance mondialisé, auquel participent en grande partie les campagnes de la région luxembourgeoise, a été réalisée en étudiant les filières du lait et du bois. Faire « atterrir » ce système d’extraction et réduire son empreinte écologique, implique la transformation des infrastructures productives. Dépassant la division ville-campagne, une nouvelle structure territoriale « agri-urbaine » peut émerger, portée par les nouvelles coalitions entre les lieux du système productif et ceux de la vie quotidienne. 

Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres.

Bruno Latour, « Où suis-je ? », Paris, La Découverte, 2021, p. 96

Les villes-monde, ou plus largement les villes du monde, dépendent aujourd’hui d’un immense système productif rural globalisé assurant leur approvisionnement quotidien en aliments et matières biosourcées. C’est à la transformation d’un fragment de ce « terroir-monde », que s’est attelée l’équipe pluridisciplinaire menée par TVK dans le cadre de la consultation Luxembourg in Transition – Visions territoriales pour le futur décarboné et résilient de la région fonctionnelle luxembourgeoise 1. L’objectif de cette étude était de réunir des propositions stratégiques d’aménagement du territoire transfrontalier du Grand-Duché de Luxembourg afin de ramener le pays à la neutralité carbone à l’horizon 2050, c’est-à-dire passer de 16,02 tonnes d’équivalent de CO2 par habitant par an à 1 tonne d’équivalent de CO2 par habitant par an, conformément aux objectifs du plan climat européen (UE, 2021) 2. L’originalité de cette commande qui s’inscrit dans la lignée des recherches visant au développement de visions métropolitaines prospectives (Grand Paris, Grand Moscou, Grand Genève) était de placer la question quantitative de l’empreinte carbone au cœur de la réflexion. Il ne s’agissait plus de tisser le récit des métamorphoses territoriales autour de l’objectif de la planification d’un réseau de transport, comme pour le Grand Paris, mais plutôt de prendre comme horizon un objectif de réduction des quantités de gaz à effet de serre (GES) émises annuellement – et d’en déduire une vision territoriale stratégique. Les équipes étaient invitées à inventer une nouvelle méthodologie pour articuler la mesure des émissions de GES avec les métriques classiques de l’aménagement (espace, temps), dans le but d’alimenter la révision du Programme directeur d’aménagement du territoire du Luxembourg.

Ambiguïté du transfrontalier


Cette ambition, quoique nécessaire, présente une ambiguïté fondamentale liée au décalage qui existe entre l’objectif final d’aménagement d’un territoire, et la réalité des émissions de gaz à effet de serre qu’il génère et qui est lié à des systèmes productifs globalisés s’étendant loin au-delà de ses frontières. Cette ambiguïté renvoie à celle du Plan Climat européen et des COP qui définissent des objectifs de réduction des émissions de GES par inventaires nationaux. Seuls les gaz émis à l’intérieur des frontières de chaque pays sont pris en compte et non l’empreinte carbone réelle des sociétés, liée au mode de vie et de consommation des habitants de chaque pays 3. À titre d’exemple, en France, selon Sédillot, les gaz émis à l’intérieur des frontières sont en baisse depuis 1995, alors que l’empreinte carbone qui comptabilise les émissions de GES importées est, elle, en augmentation, la part du carbone importé atteignant 50 % en 2018 (Sédillot, 2021)…

Le périmètre transfrontalier proposé par la consultation présente certes un intérêt pour la réduction des émissions de GES nationales luxembourgeoises qui ont augmenté ces dernières années avec l’explosion des flux transfrontaliers. Une meilleure organisation de la mobilité et de la répartition des activités permettrait sans doute de réduire les émissions de GES des transports. Cela n’apportera cependant aucune réponse à la question des émissions de carbone importées dans une région fortement désindustrialisée. Celles-ci risquent même d’augmenter en favorisant un processus de métropolisation au détriment des systèmes productifs ruraux locaux, déjà victimes d’un étalement urbain important.

Le cas du Luxembourg, petit pays de 632 275 habitants, couvrant une superficie de 2 586 km², moteur d’une région fonctionnelle transfrontalière en pleine croissance économique et démographique (plus de 1,7 million d’habitants), et dont l’empreinte écologique équivaut à 7,6 millions d’hectares globaux 4, offre un bon exemple pour déchiffrer les intrications mondiales des territoires soumis à des processus de métropolisation et réfléchir à leur transition de manière systémique et transfrontalière.

Figure 1 : L’inventaire du terroir-monde, paysage type et répartition des acteurs des circuits de l’alimentation et de la construction.
Figure 1 : L’inventaire du terroir-monde, paysage type et répartition des acteurs des circuits de l’alimentation et de la construction.

L’inventaire du « terroir-monde »


Nous avons ainsi fait le choix de prendre en filature les matières de l’alimentation et de la construction produites et consommées dans la région fonctionnelle luxembourgeoise. Faire apparaître les trajectoires de la matière place la focale non pas sur les « fonctions » du territoire, mais sur les systèmes productifs et les infrastructures qui les sous-tendent. Elles définissent ce que Bruno Latour appelle un « territoire de subsistance », c’est-à-dire le territoire dont dépendent les activités de la vie quotidienne d’un groupe humain. Pour « atterrir », et pouvoir penser la transition écologique, il faut pouvoir entrer dans ce niveau de l’« infra », et démêler les fils des systèmes d’infrastructures anthropiques – routes, forêts, champs, usines, ports, zones logistiques, etc. – et de leur enchevêtrement avec la Terre pour « rencontrer les êtres dont nous dépendons », humains et non-humains.

L’analyse des circuits de l’alimentation de la région fonctionnelle montre que son territoire rural ne coïncide pas du tout avec son territoire de subsistance dont les ramifications s’étendent au monde entier. Sous des dehors de campagne heureuse, la production agricole y est caractéristique des agricultures industrialisées, fortement spécialisée sur la production laitière et bovine au Luxembourg et en Wallonie, et sur la production céréalière dans les terres plus riches des plateaux mosellans. Ces filières sont largement exportatrices alors qu’à l’inverse le Grand-Duché importe 98 % de son alimentation. Loin d’être une source d’approvisionnement local, le territoire rural luxembourgeois constitue en fait un fragment de ce que l’on pourrait appeler le « terroir-monde » (figure 1). Ce système de subsistance mondialisé, dépendance silencieuse des « villes-mondes » occupant une grande partie des campagnes et des forêts terrestres, présente certes l’avantage de pouvoir nourrir la population planétaire. Cependant il est responsable d’importants flux de matières générateurs d’émissions de GES (Crippa, et al. 2021) 5 ainsi que d’une dégradation des sols et de la biodiversité. Le Fonds mondial pour la nature (WWF) estime par exemple qu’en 2017 les importations de l’Union européenne ont été à l’origine de 16 % de la déforestation liée au commerce mondial 6 à cause de la consommation de matières telles que le soja, l’huile de palme, le bœuf ou encore le cacao (Wedeux et Schulmeister-Oldenhove, 2021). Ces effets néfastes sur l’environnement sont doublés d’une perte de conscience et donc de responsabilité vis-à-vis de la gestion des terroirs en occultant les circuits matériels et éloignant les consommateurs des lieux de production. Les objectifs de la transition écologique nous obligent alors à faire l’inventaire des systèmes productifs et de leurs infrastructures qui forment ce « terroir-monde » pour pouvoir engager leur transformation vers des modes productifs moins carbonés et moins destructeurs.

Figure 2 : Diagnostic des émissions de gaz à effet de serre (CO2 éq/an) liées à la logistique du lait produit au Luxembourg. TVK, tous droits réservés. Sources : Ministère de l’Agriculture du Grand Duché de Luxembourg, STATEC, entretiens avec Luxlait et Biog Molkerei.
Figure 2 : Diagnostic des émissions de gaz à effet de serre (CO2 éq/an) liées à la logistique du lait produit au Luxembourg. TVK, tous droits réservés. Sources : Ministère de l’Agriculture du Grand Duché de Luxembourg, STATEC, entretiens avec Luxlait et Biog Molkerei.

L’empreinte de l’infrastructure laitière


Le lait, une des principales productions agricoles du Luxembourg avec le bœuf et le porc, est représentatif de ce fonctionnement mondialisé du terroir qui s’est mis en place progressivement, dans le mouvement d’industrialisation de l’agriculture. Jusque dans les années 1950, le pays comptait 181 coopératives laitières réparties dans tout le territoire, avec une production de lait essentiellement destinée à la consommation locale. L’industrialisation de la collecte et de la distribution ont rapidement conduit à la fusion des laiteries au sein d’une coopérative unique, Luxlait. Dès 1960, la nouvelle usine construite à Merl commence à exporter les surplus de lait hors des frontières du Grand-Duché. Aujourd’hui 70 % du lait produit par la coopérative est exporté sous forme de poudre, dont 26 % dans le territoire proche de la Grande Région et 44 % vers le reste de l’Europe, l’Afrique ou la Chine 7. Les émissions de gaz à effet de serre liés à l’export du lait hors de la Grande Région représentent 42 % des émissions annuelles de la filière laitière, soit 160 943 tonnes de CO2éq/an 8 (figure 2).

Parallèlement à ce mouvement de massification de la logistique du lait, les fermes laitières ont été progressivement modernisées, avec des rendements qui sont passés de 3 504 kg/vache/an en 1960 à 8 200 kg/vache/an en 2020 9. Cette augmentation est liée à un changement dans le mode de vie et d’alimentation des vaches laitières qui passent moins de temps dans les pâturages, et sont plus souvent à l’étable pour manger des concentrés fourragers, de maïs et de soja principalement. Elle s’accompagne d’une transformation profonde des sols ruraux dont l’exploitation a été intensifiée grâce à l’apport d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires, la mécanisation des récoltes et l’optimisation des surfaces agricoles par l’arrachage des haies et le comblement des mares et des zones humides. L’agriculture du Grand-Duché a accru sa spécialisation dans l’élevage, favorisant la culture de plantes fourragères protéinées comme le maïs, au détriment des céréales ou des pommes de terre destinées à l’alimentation humaine. Parallèlement, la polyculture a régressé sur les plateaux mosellans au sud du Luxembourg au profit des grandes cultures céréalières. Dans les deux cas, cette spécialisation agricole entraîne une crise du sol : la concentration trop élevée d’animaux a participé de la forte pollution aux nitrates de tout le bassin versant de l’Alzette, alors que les sols dédiés à l’exploitation intensive des céréales et fourrages sont victimes d’érosion et d’un dérèglement du cycle de l’azote 10.

Par effet de système, cette hyperspécialisation, accrue depuis la suppression des quotas laitiers européens en 2015, a eu un impact sur d’autres sols situés bien au-delà des frontières du Luxembourg. Les cheptels industriels situés sur la façade océanique européenne, de la Galice au Danemark, en passant par le Luxembourg, là où l’herbe pousse le plus vite, ont continué à grossir – le cheptel laitier du Grand- Duché a gagné 7 633 vaches en 5 ans, soit une augmentation de 14 %. Parallèlement, de nombreuses fermes d’élevage extensif situées dans les régions montagneuses européennes ont périclité, entraînant une reprise forestière sur les anciens pâturages (Marguet et Bodin, 2019) 11. À l’inverse, au Brésil, la forêt amazonienne a régressé au profit des champs de soja qui nourrissent les vaches européennes. L’élevage luxembourgeois est ainsi responsable de 11 000 hectares de terres déforestées dans le monde, alourdissant fortement le bilan carbone, soit 3,7 millions de tonnes de CO2éq émises dans l’atmosphère par ce changement d’usage du sol 12.

La coalition des sols terrestres


L’empreinte actuelle de l’infrastructure laitière luxembourgeoise est un bon indicateur de l’état du « terroir-monde »13. Outre la démesure de chaînes logistiques mondialisées pour des biens qui peuvent être produits localement, les logiques productives industrielles mises en place au cours du siècle dernier ont fait disparaître le sol terrestre (Caye, 2020). Celui-ci n’a cessé de perdre du sens, du volume, et de la vie. Érodé, acidifié, appauvri et pollué, il est aujourd’hui le théâtre de la crise mondiale du vivant.

Les logiques de spécialisation productive, dont le lait est un exemple, ont contribué à une séparation des différents types de sols – sol forestier, sol agricole, sol hydromorphe et sol urbain –, pensés indépendamment pour leurs capacités productives et non dans leurs interactions et interdépendances. Les phénomènes d’inondations violentes, liés aux effets cumulés des coupes rases dans les forêts en amont des bassins versants, à l’arrachage des haies dans les champs et à l’imperméabilisation des sols urbains, sont un bon exemple des dégâts que l’absence d’une pensée écologique du sol peut causer.

La transition de l’infrastructure de subsistance nécessite des décisions politiques pour mieux répartir les productions agricoles et limiter les circuits des matières afin de définir des logiques de subsistance plus locales. La décision récente des Pays-Bas de réduire d’un tiers le cheptel bovin du pays (Angevin, 2021), ou bien le projet de directive européenne contre la déforestation importée (Mouterde, 2021), ouvrent le pas d’une longue réforme. Mais sans attendre la mise en place de ces mesures, il est possible d’imaginer tisser les liens effilochés entre les différents sols à travers des projets de coopérations entre les différents acteurs du territoire, à l’instar par exemple des contrats passés entre la métropole de Rennes, les agriculteurs du Pays rennais, et le syndicat des eaux, pour protéger les ressources en eau par la mutation de l’agriculture vers une gestion plus durable 14. De la même manière, l’agro-écologie conduit à hybrider les productions sylvicoles et agricoles en plantant des arbres dans les champs et en introduisant des pâturages en forêt, elle induit de nouvelles collaborations entre des filières qui s’étaient fortement autonomisées durant le siècle dernier. Après une ère de spécialisation des sols, la transition écologique nécessite d’inventer de semblables synergies entre matières, entre systèmes productifs ruraux et territoires urbains qui prennent soin des sols terrestres tout en redessinant des infrastructures de subsistance plus locale. Cela implique de penser ces infrastructures non plus comme des objets qui occupent et utilisent les sols, mais comme des médiations entre les humains et les milieux vivants qu’ils représentent.

Ces infrastructures du « terroir-monde » sont aujourd’hui les catalyseurs de conflits qui opposent souvent frontalement l’utilité productive et financière des sols et leur valeur environnementale et sociétale. Mais elles sont également vectrices de nouvelles « coalitions », générant des rassemblements inédits d’acteurs réunis autour d’une question soulevée par une infrastructure. Ces coalitions cherchent, par la discussion et le travail en commun à dépasser les conflits d’in- térêts au profit de la santé des humains et des environnements, et conduisent à des transformations soutenables de fragments du « terroir-monde ». Anticiper de telles alliances dépasse les compétences classiques de l’architecture et de l’aménagement, et nécessite une réflexion sur les politiques industrielles, agricoles, commerciales autant que sur les modes de vie des habitants d’une région. S’il n’est pas possible de prédire comment vont se nouer ces coalitions, l’outil de la fiction que nous avons utilisé dans l’étude permet d’identifier les scènes et les intrigues, les lieux et les potentiels des transitions à venir (figure 3).

Figure 3 : Scénarisation des coalitions de la transition de l’infrastructure de subsistance luxem- bourgeoise en quatre saisons – 2022-2048. Chaque saison porte sur la mutation d’une in- frastructure rurale ou péri-urbaine spécialisée (le bocage laitier, l’exploitation forestière, la vallée villageoise, la cité-jardin. (Sources : TVK et Florian Royer)
Figure 3 : Scénarisation des coalitions de la transition de l’infrastructure de subsistance luxem- bourgeoise en quatre saisons – 2022-2048. Chaque saison porte sur la mutation d’une in- frastructure rurale ou péri-urbaine spécialisée (le bocage laitier, l’exploitation forestière, la vallée villageoise, la cité-jardin. (Sources : TVK et Florian Royer)

Quatre archétypes pour une infrastructure de subsistance écologique


En partant des infrastructures typiques de la région fonctionnelle luxembour- geoise et des conflits et crises qui les animent, nous avons ainsi travaillé à partir de quatre archétypes, qui fonctionnent comme des outils pour penser la mutation des paysages productifs. Plus qu’une programmation, ils mettent en évidence les coalitions nécessaires à leur bonne santé écologique, à la récolte durable de leurs ressources et à l’augmentation de leur capacité de stockage de carbone, laissant ensuite la possibilité d’adapter les projets aux spécificités de chaque territoire.


L’agro-parc : agroforesterie, polyculture et réseaux de villages (figure 4)
Cet archétype qui reprend les principes du bocage est utile pour penser la régénération des sols agricoles pollués. Il est basé sur une logique de polyculture et d’agroforesterie qui transforme les champs en monoculture ou les pâturages intensifs. Un nouveau réseau de haies, d’arbres d’alignement ou de bandes boisées est installé sur la trame hydrologique des rus, talwegs et mares. Ce chantier paysager peut faire l’objet d’une coalition entre villageois et fermiers, pour allier restauration écologique et usages humains, notamment retrouver des cheminements entre les villages pour la promenade ou les mobilités douces.


Le campus sylvicole : sylvo-pastoralisme, gestion durable des forêts, et industrie du bois (figure 5)
Il vise à accompagner la conversion des monocultures d’épicéas malades, vers une gestion durable des forêts de feuillus plus adaptés au changement climatique. Celles-ci peuvent accueillir des animaux d’élevage (vaches rustiques, brebis, chèvres) qui permettront une diversification de la production de lait, tout en améliorant l’entretien des parcelles forestières exploitées. Le réseau ferré pourrait devenir l’armature du nouveau campus de l’industrie du bois fabriquant des matériaux de construction locaux 15.


Le parkway rural : renaturation des rivières et logistique de proximité (figure 6)
Il sert à repenser les voies de circulation principales, dans les vallées, comme des corridors paysagers capables d’accueillir et favoriser la diversification des flux humains, mais aussi les migrations animales et les inondations des rivières qui sont et seront plus fréquentes. Dans l’hypothèse d’une réduction du cheptel bovin, les fermes qui les jalonnent peuvent devenir des lieux dédiés à la trans- formation des produits agricoles ou à la logistique alimentaire de proximité.


Les cités-jardins agraires : agriculture péri-urbaine (figure 7)
Enfin, cet archétype concerne la transformation des sols urbains peu denses, notamment ceux des zones pavillonnaires et d’activités qui sont majoritaires dans le territoire. Aujourd’hui fortement imperméabilisés et stérilisés, les nombreux espaces ouverts de ces territoires peuvent accueillir à nouveau des plantations d’arbres, de jardins potagers et des espaces humides, pour restaurer les lisières et les seuils qui permettent les relations entre l’habitat humain et celui des autres espèces non humaines. Les anciens lieux dédiés à la logistique interna- tionale pourront quant à eux servir aux nouvelles industries agroécologiques du territoire.

Figure 4 : L’agro-parc : agroforesterie, polyculture et réseaux de villages
Figure 4 : L’agro-parc : agroforesterie, polyculture et réseaux de villages
Figure 5 : Le campus sylvicole : sylvo-pastoralisme, gestion durable des forêts, et industrie du bois
Figure 5 : Le campus sylvicole : sylvo-pastoralisme, gestion durable des forêts, et industrie du bois
Figure 6 : Le parkway rural : renaturation des rivières et logistique de proximité
Figure 6 : Le parkway rural : renaturation des rivières et logistique de proximité
Figure 7 : Les cités-jardins agraires : agriculture péri-urbaine
Figure 7 : Les cités-jardins agraires : agriculture péri-urbaine

Fonder l’architecture dans la durée terrestre


La combinaison de ces différents archétypes offre un cadre conceptuel générique qui peut servir pour penser la transformation de ce fragment spécifique du « terroir-monde », mais aussi potentiellement d’autres fragments. Il permet de repenser, à partir de l’existant, une infrastructure de subsistance écologique à la fois robuste et flexible, qui, par son ancrage dans les logiques du sol, rend possibles la résilience et l’adaptation aux changements sociaux et environnementaux.

La scénarisation de cette transition sur le territoire luxembourgeois montre que la réduction de l’empreinte carbone des systèmes productifs et l’augmentation de l’autonomie alimentaire aura potentiellement un impact sur l’organisation des modes de vie, notamment en redéfinissant des bassins d’emplois liés à la production et la transformation locale de matières bio-géosourcées. En obligeant à remonter à un niveau de réflexion « infra », celui des flux de matières, de leur pendant gazeux et de leur empreinte sur les sols, les problématiques de la transition écologique conduisent ainsi à quitter les visions métropolitaines centrées sur les polarités humaines pour adopter une vision qui inclut villes et campagnes, consommateurs et producteurs, dans un même système territorial de subsistance, rejoignant l’échelle de pensée des théories biorégionalistes (Rollot et Schaffner, 2021).

En décalant ainsi le regard, l’accès à la neutralité carbone n’est plus seule- ment une question de choix énergétique, elle passe par la transformation du gigantesque « fossile » infrastructurel du « terroir-monde », dont la construction a déjà généré des millions de tonnes de gaz à effet de serre, tout en dégradant les sols et les vivants (Thacker et al., 2020). Le « carbone » devient alors une question qui concerne fondamentalement l’architecture, dans sa capacité à mettre en perspective le temps instantané de la consommation énergétique au regard du temps long du sol et de ses métamorphoses et de pouvoir ainsi penser la transition vers un nouvel état infrastructurel du monde.

En effet, si, comme le rappelle Pierre Caye (2020), les sociétés carbonées ont ignoré le sol, penser la transition écologique nous oblige à replacer ses capacités et ses limites au cœur de nos préoccupations. Car de son état dépend en grande partie notre capacité à faire face aux changements climatiques, et à faire perdurer nos sociétés. Ces quatre archétypes du « terroir-monde » sont ainsi une invitation à aborder, par la projection et le dialogue, la manière de partager le sol et de fonder l’architecture dans ce soubassement commun aux humains et aux non-humains. Ils impliquent de considérer cet acte de fondation, moins comme une fixation dans le sol ferme – garantie d’une « solidité » vitruvienne inébranlable –, que comme un attachement à la fragilité et à l’instabilité de ce milieu vivant. Une telle infrastructure renouvelant la relation des humains au sol et à son impermanence, pourrait-elle permettre d’instituer l’architecture dans les fluctuations de la durée terrestre, pour concevoir une habitation durable de la Terre ?

Références


— Angevin Patrick, 2021, « Pays-Bas. Face à la pollution, le premier exportateur de viande en Europe veut réduire son cheptel » [en ligne], Ouest-France, publié le 17 sept. 2021. Disponible sur : www.ouest-france.fr [consulté le 30 nov. 2021].
— Caye Pierre, 2020, Durer : éléments pour la transformation du système productif, Paris, Les belles lettres.
— Crippa Monica, Solazzo Efisio, Guizzardi Diego et al., 2021, « Food Systems are Responsible for a Third of Global Anthropogenic GHG Emissions » [en ligne], Nat Food 2, p. 198–209. Disponible sur : doi.org.
— Greenpeace Luxembourg, 2021, La déforestation importée au Luxembourg [en ligne], juin 2021. Disponible sur : www.greenpeace.org [consulté le 30 nov. 2021].
— Latour Bruno, 2021, Où suis-je ?, Paris, La Découverte.
— Kessler Sabine, Richard David et Zimmer Stéphanie, 2020, Ecological footprint reloaded [en ligne], Institut fir Biologesch Landwirtschaft und Agrarkultur Luxembourg. Disponible sur : csdd.public.lu [consulté le 23 août 2023].
— Marguet Maud et Bodin Tanguy, 2019, « Galice, Pays basque, Irlande. Quelle évolution de la filière laitière à l’Ouest de l’Europe ? » [en ligne], Terra n° 692, 31 mai 2019. Disponible sur : www.chambres-agriculture-bretagne.fr [consulté le 23 août 2023].
— Mouterde Perrine, 2021, « La Commission européenne propose d’interdire l’importation de produits contribuant à la déforestation » [en ligne], Le Monde, publié le 17 nov. 2021, mis à jour le 18 nov. 2021. Disponible sur : www.lemonde.fr [consulté le 30 nov. 2021].
— Regaa Carlo, Shortb Chris, Pérez-Sobaa Marta et Paracchinia Maria Luisa, 2020, « A classification of European agricultural land using an energy-based intensity indicator and detailed crop description » [en ligne], Landscape and Urban Planning, n°198–103793. Disponible sur : doi.org.
— Rollot Mathias et Schaffner Marin, 2021, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Marseille, Wildproject.
— Sédillot Béatrice (dir.), 2021, Chiffres clés du climat, France, Europe et Monde [en ligne], ministère de la Transition écologique, Datalab. Disponible sur : www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr [consulté le 23 août 2023].
— Thacker Scott, Adshead Daniel, Fantini C., Palmer R., Ghosal R., Adeoti T., Morgan G. et Stratton-Short S., 2021, Les infrastructures et la lutte contre les changements climatiques [en ligne], UNOPS, Copenhague, Danemark. Disponible sur : unops.org [consulté le 23 août 2023].
— TVK et al., 2021 a, Métriques du quotidien : matières et coalitions de l’alimentation et de la construction. Premier pré-rapport. Consultation Luxembourg in transition [en ligne], janv. 2021. Disponible sur : luxembourgintransition.lu et rapport 1 [consulté le 23 août 2023].
— TVK et al., 2021 b, Coalitions d’excellence : infrastructure des territoires de subsis- tances. Deuxième pré-rapport. Luxembourg in transition [en ligne], mai 2021. Disponible sur : luxembourgintransition.lu et tome 1, tome 2 et annexes [consulté le 23 août 2023].
— Union européenne, 2021, Règlement (UE) 2021/1119 du Parlement européen et du Conseil du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) n. 401/2009 et (UE) 2018/1999 (« loi européenne sur le climat ») [en ligne]. Disponible sur : eur-lex.europa.eu [consulté le 23 août 2023].
— Wedeux Béatrice et Schulmeister-Oldenhove Anke, 2021, Quand les européens consomment, les forêts se consument [en ligne], WWF. Disponible sur : www.wwf.fr [consulté le 23 août 2023].

Cet article s’appuie sur le projet conçu par une équipe pluridisciplinaire dont TVK était mandataire, avec la participation de Mathieu Mercuriali (directeur de projet), Armelle Le Mouëllic (directrice communication et stratégie), Jihana Nassif (architecte), Samuel Cabiron, Elsa Frangeard, Juliette Gonnin (stagiaires), Antoine Bertaudière (graphiste).

Avec :
— Partie prenante SASU : Manon Loisel et Mathilde François (stratégies territoriales)
— Soline Nivet Architecture (architecture et théorie)
— Sol & co : Anne Blanchart, Quentin Vincent (écologie des sols, agronomie)
— Université Gustave Eiffel, Laboratoire SPLOT : Gwenaëlle Raton, (logistique)
— Lab’Urba : Bruno Barroca ; Justinien Tribillion (urbanisme, politiques publiques)
— Université Grenoble Alpes, Institut de Géographie Alpine : Jennifer Buyck
— Institut National de l’Économie Circulaire : Adrian Deboutière
— École nationale supérieure d’architecture de Nancy : Alain Guez, Marie- Aline Lamoureux, Florian Royer, Carlos Aguilar
— Laboratoire d’histoire d’architecture contemporaine (Lhac) : Gwenaëlle Zunino, Pierre Colnat

  • 1. Voir les deux rapports de recherche produits par l’équipe pluridisciplinaire conduite par TVK pour la consultation Luxembourg in transition (TVK et al., 2021a et 2021b), luxembourgintransition.lu. Le premier rapport du groupement TVK est disponible ici : rapport 1. Le second rapport trois tomes est disponible ici : tome 1, tome 2 et les annexes.
  • 2. La loi européenne sur le climat voté le 30 juin 2021 prévoit un retour à la neutralité carbone en 2050.
  • 3. L’empreinte carbone d’une population telle que définie par l’Ademe, représente l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre (GES) associées à sa consommation, que les produits ou services concernés soient fabriqués sur son territoire ou importés. Soit : les émissions de l’inventaire national – les émissions liées aux produits exportés + celles liées aux produits importés.
  • 4. Un hectare global est un hectare avec une capacité de production de ressources et d’absorption de déchets correspondant à la moyenne mondiale, ainsi que le définit l’ONG Global Footprint qui calcule l’empreinte écologique des pays. Voir (Keßler, et al., 2020), pour l’empreinte écologique du Luxembourg.
  • 5. Le transport des produits agro-alimentaire représente 29 % de l’empreinte carbone de l’alimentation.
  • 6. Soit un total de 203 000 hectares et de 116 millions de tonnes de CO2.
  • 7. Les excédents sont transformés en produits non périssables (poudre de lait, lait UHT ou lait concentré).
  • 8. Le calcul comprend les postes d’émissions suivants : transports (collecte et distribution du lait) + élevage (fermentation entérique, gestion des déjections, épandage du fumier). Voir le détail des calculs dans les annexes du deuxième pré-rapport Luxembourg in Transition (TVK, 2021).
  • 9. Le cheptel laitier de 1960 (54 426 vaches) est sensiblement égal à celui de 2020 (54 536 vaches), alors que la production est passée de 191 000 à 447 300 tonnes de lait/an.
  • 10. Ce diagnostic a été établi grâce à l’expertise du bureau d’étude Sol&Co, à partir des données environnementales disponibles au Luxembourg et en Moselle. En 2015, au Luxembourg, seuls 3 % des masses d’eau de surface étaient classées en « bon état écologique », notamment à cause d’une mauvaise épuration des eaux usées urbaines, mais aussi des pratiques agricoles intensives.
  • 11. Pour un aperçu de la géographie laitière actuelle voir (Regaa, et al., 2020).
  • 12. Le Luxembourg importe 27 000 tonnes/an de soja qui arrive par bateaux au port de Mertert sur la Moselle (Greenpeace Luxembourg, 2021).
  • 13. Le bois est soumis aux mêmes phénomènes de mondialisation des échanges, avec des grumes qui traversent les frontières et sillonnent parfois le monde entier, les chênes d’Europe occidentale sont massivement exportés en Chine, alors que les États-Unis importent de plus en plus d’épicéas russes et européens.
  • 14. Il s’agit du label Terres de sources [en ligne]. Disponible sur : terresdesources.fr [consulté le 23 août 2023].
  • 15. L’industrie de la construction bois est actuellement dominée par des produits résineux. L’essor d’une filière feuillus, plus adaptée aux conditions climatiques, nécessite la mise en place de toute une filière adaptée à ce type de bois. (TVK et al., 2021b).