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Il est sans doute vain de chercher à rendre compte, dans un seul article, des théories urbaines des quarante dernières années de manière exhaustive. D’une part, parce que les travaux à visée théorique sont multiples. D’autre part, car la ville étant un objet d’étude pour de nombreuses disciplines, les théories proviennent de champs extrêmement divers (histoire, géographie, sociologie, statistique, urbanisme, architecture, etc.). Dans ce vaste contexte, on propose d’étudier avec cette contribution une ligne particulière qui innerve avec une certaine cohérence ces théories urbaines. Cette ligne est celle formée par la succession de quelques livres majeurs, écrits par des architectes, principalement Aldo Rossi, Robert Venturi et Rem Koolhaas. Cette ligne n’inclut donc pas des travaux aussi divers et marquants que ceux de Melvin Webber, John Brinckerhoff Jackson, Manuel Castells, Henri Lefebvre, Paul Virilio, ou François Ascher, pour n’en citer que quelques uns.
Dans les années 1960, le gigantesque processus d’urbanisation du 20e siècle a déjà produit son effet. Les métropoles et les grandes villes sont devenues extraordinairement vastes, complexes et hétérogènes. Les banlieues sont largement plus étendues que les centres. Le zoning et les réseaux ont produit une fragmentation urbaine à grande échelle. Parallèlement, les avancées technologiques – à la conquête de l’informatique et de l’espace – et les théories des systèmes qui en découlent ouvrent des perspectives fabuleuses et engendrent une confiance en la capacité de la technique. Ainsi, de façon naturelle, les réflexions urbaines s’orientent peu à peu vers un nouveau défi : celui de comprendre et donc de prendre en compte la complexité, l’impureté et la multiplicité de la ville contemporaine.
Rem Koolhaas est certainement le personnage qui aura le plus animé la discipline de la théorie de l’urbanisme et de l’architecture depuis trente ans. En 1978, la première phrase qu’écrit Rem Koolhaas dans son introduction à l’ouvrage New York Délire interroge : « Comment écrire un manifeste d’urbanisme pour la fin du 20e siècle, dans une époque qui a la nausée des manifestes ?1 ». Peut-on encore écrire des manifestes d’urbanisme, peut-on encore élaborer et publier des théories sur la ville après ce que le siècle vient de connaître ? Il est vrai que la période n’est pas propice pour théoriser la ville, après les attitudes doctrinaires de la première moitié du vingtième siècle. Pourtant Rem Koolhaas n’est pas le premier après les modernes à reprendre le flambeau de la théorie urbaine écrite. Il prend la suite de personnages et de travaux importants, qui, avec lui, ont construit les bases des théories urbaines des quarante dernières années.
Après les ouvrages de Kevin Lynch au début des années 19602, le travail le plus décisif est sans doute celui d’Aldo Rossi, qui publie en 1966 L’Architecture de la Ville3. La dimension théorique de cet ouvrage est assumée par Aldo Rossi. Lui aussi l’annonce dès son introduction, qu’il intitule « Faits Urbains et Théorie de la Ville4 ». A plusieurs reprises dans l’introduction, il explique que son travail s’apparente à la construction d’une « esquisse d’une théorie urbaine5 ». De nombreuses années plus tard, en 1990, dans un entretien à la revue Domus, il confie à Vittorio Magnago Lampugnani que L’Architecture de la Ville est un « traité d’architecture »6. La formulation sans doute encore prudente dans l’introduction, laisse ainsi place au mot traité et, au-delà du flou entretenu entre architecture et ville, Rossi a donc bien cherché à produire une position théorique.
Six années plus tard et six années avant New York Délire, en 1972, L’Enseignement de Las Vegas7 de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour marque lui aussi le champ disciplinaire. Ce livre fait suite à un premier ouvrage de Venturi, paru en 1966 comme celui de Rossi et intitulé De l’Ambiguïté en Architecture8. Dans la préface de cet ouvrage, Vincent Scully écrit : « C’est probablement le texte le plus important de la théorie de l’architecture depuis Vers une Architecture9 écrit par Le Corbusier en 1923.10 » Venturi s’intéresse donc déjà à la théorie, et baptise d’ailleurs le premier chapitre « Petit manifeste en faveur d’une architecture équivoque ».
Le terme de manifeste n’est pas mis en avant dans L’Enseignement de Las Vegas. Cependant la démarche théorique demeure. Dans la préface à la deuxième édition, Denise Scott Brown explicite la structure du livre à travers les « analyses » de la première partie et les « théories » de la seconde, dont l’objectif est de constituer « un traité sur le symbolisme dans l’architecture »11. De plus, dans cet ouvrage aussi, une phrase essentielle – la première de la première partie – nous éclaire : « Etudier le paysage existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire.12 » L’ambition est donc d’écrire un texte révolutionnaire, une théorie du changement. Nous aurons bien sûr à revenir sur la nature du changement.
Dans le premier tiers des quarante années observées rétrospectivement dans cet ouvrage, trois livres essentiels ont donc produit une forme de théorie sur la ville, chacun l’ayant fait de façon volontaire. S’il est nécessaire de choisir un point de départ à cet examen rétrospectif, nous choisirons le moment particulier que représente la publication du livre d’Aldo Rossi en 1966. La théorie urbaine prend durant cette période une nouvelle direction. Un nouveau cycle s’ouvre alors, qui n’est sans doute pas encore révolu. Ces trois livres – un tous les six ans – peuvent être considérés ensemble comme un triptyque démontrant que la théorie était possible et même puissante. Plusieurs problématiques réunissent ces travaux. La première et principale concerne le point de vue inclusif qu’ils posent sur ce qui existe et donc sur le présent.
Aldo Rossi a 35 ans 13 quand il publie L’Architecture de la Ville. Nous avons vu – chez Koolhaas et Venturi déjà – l’importance conférée aux tous premiers mots des ouvrages. Rossi procède de la même façon. A travers sa première phrase : « La ville, objet de ce livre, y est considérée comme une architecture. Par architecture, je n’entends pas seulement l’image visible de la ville et l’ensemble de ses architectures. Il s’agit plutôt ici de l’architecture comme construction ; je veux parler de la construction de la ville dans le temps.14 », Rossi aborde d’emblée la totalité de son sujet. Il s’agit de réunir et de penser simultanément les notions de ville, d’architecture et de temps. Rossi, qui s’intéresse au lien qui unit ces entités, confère une place centrale à l’histoire. L’histoire – et donc la mémoire, la ville étant vue comme le lieu de fixation de la mémoire collective 15 – représente pour Rossi un thème transversal qui forme l’assise de sa réflexion. Le rapport qu’il établit dès cette première phrase entre architecture, ville et temps, n’est pas un rapport qui serait extérieur à ces notions. En réalité, ces trois termes se constituent mutuellement, se « construisent » les uns les autres.
Une telle conception est, en 1966, évidemment anachronique. Rossi tente de restaurer un lien entre l’histoire et la ville, lien défait par les théories dominantes de la première moitié du vingtième siècle, et principalement par les théories du mouvement moderne. Cette position et l’importance qu’elle confère à l’histoire est éminemment critique de la pensée qui cherchait à inventer un système pur et parfait : un système élaboré soit pour remplacer la ville existante (la table rase) soit pour en créer une ex-nihilo ailleurs (la cité-jardin, la ville nouvelle). Les architectes et les urbanistes modernes ont rejeté la ville existante, la ville historique. Cette négation de l’histoire a permis la négation de la ville. Même si d’autres, comme notamment les membres du groupe Team X, ont déjà engagé une critique des modernes, Aldo Rossi, lui, élève la critique par le travail théorique et renouvelle véritablement le débat sur la ville. En s’intéressant de nouveau à la ville construite par l’histoire, la ville existante et prise telle qu’elle est, Aldo Rossi définit des lignes de force essentielles, qui vont orienter la majorité des réflexions urbaines à venir.
Voici maintenant les toutes premières phrases de L’Enseignement de Las Vegas16 : « Étudier le paysage existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire. Pas à la manière trop évidente qui consisterait à détruire Paris et à le recommencer comme Le Corbusier le suggérait vers 1920, mais d’une manière plus tolérante : celle qui questionne notre façon de regarder ce qui nous entoure. La rue commerçante, Le Las Vegas Strip en particulier – exemple par excellence – lance à l’architecte le défi de la regarder positivement, sans préjugés. Les architectes ont perdu l’habitude de regarder l’environnement sans jugement préconçu parce que l’architecture moderne se veut progressiste, sinon révolutionnaire, utopique et puriste ; elle n’est pas satisfaite des conditions existantes. L’architecture moderne a été tout, sauf tolérante : les architectes ont préféré transformer l’environnement existant plutôt que de mettre en valeur ce qui existait déjà.17 ».
Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour annoncent leur intention de considérer la théorie comme une discipline dont le but serait non pas de changer radicalement la réalité présente, mais bien déjà de la comprendre et donc de considérer qu’elle a une valeur qu’il est indispensable de déchiffrer.
Ce point de vue vient bien sûr dans la continuité de celui de Rossi. La thèse de Rossi se construit en effet sur un élément fondamental qu’il nomme les faits urbains : « Aussi n’accorderons-nous jamais assez d’importance, dans les études urbaines, au travail monographique, à la connaissance des simples faits urbains. En ne les prenant pas en compte – y compris dans leurs aspects les plus individuels, particuliers, irréguliers et donc les plus intéressants – nous finirons par construire des théories aussi artificielles qu’inutiles. 18 » Pour avancer vers une meilleure connaissance de la ville, Rossi énonce la nécessité de se lancer dans le déchiffrement des faits qui, dans leur variété, constituent la ville. Ces faits sont des morceaux de réalité. Cette réalité est bien sûr construite et concrète – Rossi se réfère à l’analyse aristotélicienne du concret urbain – mais elle n’est pas non plus ignorante des utopies ni des éléments immatériels ou événements qui l’ont fabriquée.
D’autre part, l’étude des faits urbains, et plus précisément l’étude des lieux où se manifestent les faits urbains, amène Rossi à développer sa théorie de ville par parties : « Toutes ces remarques nous conduisent donc à confirmer notre théorie que la ville est divisée en parties différentes, constituant du point de vue formel et historique des faits urbains complexes. 19 » Ainsi la ville est faite de fragments de réalité, possédant chacun une forme, une mémoire et un mode de vie propres et pouvant être étudiés de manière autonome. Au travers des notions de faits urbains et de ville par parties, Rossi construit à la fin des années 1960 un cadre de référence pour les théories urbaines à venir. L’étude de Rossi est ample et ne perd jamais de vue que ces notions essentielles sont à considérer dans le cadre de la complexité d’ensemble de la ville : « Enfin, je suis convaincu que l’esquisse d’une théorie urbaine proposée dans ce livre peut avoir des développements multiples, et que ces développements peuvent prendre des inflexions et des orientations imprévues. Mais je suis tout aussi convaincu que ce progrès dans la connaissance de la ville ne peut être réel et efficace qu’à la condition qu’on ne cherche pas une fois de plus à réduire la ville à un de ses aspects partiels, perdant ainsi de vue sa signification. 20 »
La ville a une histoire et Venturi comme Koolhaas prennent la suite de Rossi dans ce travail de déchiffrement. Tandis que Rossi étudie la ville existante d’un point de vue général, en essayant d’en comprendre la constitution à travers un vaste corpus de références scientifiques et de comparaisons urbaines, Venturi/Scott Brown/Izenour choisissent un objet unique et précis avec le Strip de Las Vegas. Koolhaas fait ensuite de même avec Manhattan. Ces deux objets d’étude se trouvent aux Etats-Unis et représentent des formes relativement récentes d’urbanisation, tout particulièrement bien entendu dans le cas de Las Vegas. Ces études se déplacent donc de la ville historique et constituée vers des phénomènes urbains plus immédiats. Rossi ayant expliqué la structuration par parties des villes – y compris des villes américaines 21 – l’étude peut maintenant se concentrer sur certaines parties en tant que faits urbains autonomes, et donc surtout sur des fragments récents, les plus révélateurs possible du présent de la ville. Ainsi, d’une certaine manière, la prise en compte de l’histoire comme élément essentiel de la ville amène à considérer le présent, tel une photographie, comme l’état le plus avancé de cette histoire. En outre, déchiffrer la ville existante suppose de comprendre les phénomènes urbains les plus obscurs, les plus indescriptibles. Or les parties historiques de la ville sont souvent assez bien assimilées et connues, tandis que les éléments les plus difficiles à comprendre sont à trouver parmi les plus récents, parmi les phénomènes émergents qui forment le présent indescriptible de la ville.
Il est sans doute logique que Robert Venturi et Denise Scott Brown se lancent directement dans l’étude d’une sorte de paradigme de ville de l’instantané encore largement incompréhensible. Ils vont reprendre la question du déchiffrement et l’inscrire dans la tradition de l’apprentissage. Ainsi selon Venturi, Scott Brown et Izenour, c’est en regardant et en théorisant « ce qui existe » que l’on est « révolutionnaire ». Le déchiffrement du présent est donc devenu une activité d’avant-garde. Or, toujours dans leur introduction, ils poursuivent : « Cependant, ce n’est pas une innovation que d’approfondir sa compréhension à partir du banal : les beaux-arts prennent souvent la relève des arts populaires. Les architectes romantiques du dix-huitième siècle redécouvrirent une architecture rustique conventionnelle qui existait. Les premiers architectes modernes s’approprièrent sans beaucoup l’adapter un vocabulaire industriel conventionnel existant. 22 » Cette tradition est, pour les auteurs, la légitimation d’une étude dont le but est bien de décoder le système de communication architecturale que représente le Strip de Las Vegas à ce moment-là. Mais cette tradition est aussi une méthode de regard, puisque le déchiffrement passe par le rapprochement des phénomènes urbains étudiés avec des éléments connus. Ainsi, ils comparent le parking du supermarché à « une phase contemporaine de l’évolution du grand espace après Versailles » et dressent une carte du Strip selon le procédé utilisé par Nolli au dix-huitième siècle pour Rome.
Mais surtout Venturi, Scott Brown et Izenour créent en réalité le fameux « manifeste rétroactif » cher à Rem Koolhaas, qui consiste à formuler une théorie à partir d’un phénomène qui n’a pas eu besoin de cette théorie pour s’accomplir. Koolhaas, qui lui invente l’expression de « manifeste rétroactif », est d’ailleurs conscient du rôle de Venturi et Scott Brown lorsqu’il les désigne comme « les auteurs du “dernier” manifeste sur l’architecture 23 » avec De l’Ambiguïté en Architecture. 24 en notant que depuis, « il n’y a plus de manifeste – seulement des livres sur des villes qui appellent des manifestes. 25 »
À la fin de l’introduction de New York Délire, Koolhaas annonce : « j’ai été le nègre de Manhattan 26 » en se comparant aux écrivains qui enregistrent les vies des stars de cinéma. Il est le biographe de Manhattan et sa méthode de déchiffrement va d’abord passer par la narration de l’histoire de New York. À l’instar de Las Vegas, Manhattan est mal comprise, voir détestée. Elle est le lieu de l’hyperdensité et de la congestion. Elle a engendré un fait urbain mal compris. La narration, telle une biographie, est chronologique. Et tout comme Rossi avait construit son livre par parties, par analogie à sa thèse de ville par parties, Koolhaas structure le sien par blocs, en référence au bloc manhattanien.
Mais déchiffrer ce qui existe n’est pas une simple opération objective. D’une part, la narration élargit considérablement le champ de la réalité dans laquelle puiser, en travaillant autant sur ce qui existe, que sur ce qui aurait pu exister ou qui a été fantasmé. D’autre part, la narration est un scénario 27 : « Ce livre décrit un Manhattan théorique, un Manhattan comme conjecture, dont la ville actuelle n’est que le compromis et l’imparfaite réalisation. Des divers épisodes de l’urbanisme manhattanien, il a choisi de retenir uniquement ceux qui font ressortir le plan avec le plus de netteté et de conviction. Il devrait être, et sera fatalement, lu en contrepoint du déferlement d’analyses négatives que Manhattan secrète sur lui-même et qui ont solidement établi Manhattan comme capitale de la crise perpétuelle. 28 » New York Délire est donc un manifeste interprétatif.
Après L’Architecture de la Ville et L’Enseignement de Las Vegas, New York Délire va mener plus loin l’ambition et la portée potentielle de sa théorie : « La formulation rétroactive du programme de Manhattan est une opération polémique. Elle met en évidence certaines stratégies, certaines innovations et certains théorèmes qui non seulement confèrent logique et ordre à l’existence passée de la ville, mais dont la validité toujours actuelle constitue en soi un argument en faveur d’un renouveau du manhattanisme, cette fois-ci en tant que doctrine explicite, capable de transcender ses origines insulaires pour revendiquer sa place parmi les urbanismes contemporains. À travers l’image de Manhattan, ce livre se veut être un plan pour une culture de la congestion. 29 » Ainsi le programme est clair : partir de la réalité, toutes les réalités, matérielles ou immatérielles, conscientes ou inconscientes, pour en formuler une interprétation sélective formant une doctrine explicite capable d’orienter la production architecturale de la ville. Il y a là une forte progression dans l’affirmation de la capacité d’une théorie, à non plus seulement enregistrer et décoder le réel, mais bien à le transformer par la suite. La transformation à venir s’apparenterait à un processus d’intensification du réel, rendue possible par l’utilisation consciente des principes sur lesquels ce réel s’est construit, maintenant explicitement énoncés par la théorie.
Ces trois ouvrages théoriques sont donc des formes de prise en compte du réel. Ils construisent des théories à partir de ce qui existe, par un travail de déchiffrement de situations urbaines existantes, et par-delà des valeurs morales incarnées par les situations regardées, notamment bien sûr dans le cas de Las Vegas et Manhattan 30. Plusieurs problématiques lient ces travaux : d’une part, et de manière fondamentale, la question du temps et de l’histoire de la ville, avec les notions urbaines qui en découlent, la permanence et le changement ; d’autre part, le sujet du statut de l’architecture – de la ville, du strip, de la métropole – et sa relation avec la dimension urbaine. D’un certain point de vue, ils peuvent être regroupés au sein d’une même famille pour qui la théorie ne vise ni à la globalisation ni à la doctrine. Elle cherche à produire un regard concentré sur la ville dans son état présent. Si Rossi s’est attaché à comprendre et expliciter, Venturi à apprendre et manifester et Koolhaas à raconter et spéculer, chacun a développé une théorie qui, en cherchant à le déchiffrer, possède toujours une part de médiation avec ce qui existe.
Rem Koolhaas déclare : « Manhattan est la pierre de Rosette du 20e siècle 31 », en référence à la célèbre pierre qui fut la pièce-clef dans le déchiffrement des hiéroglyphes. Manhattan est donc l’objet clé qui permet de comprendre le siècle dernier et ses villes. Cette métaphore souligne une des stratégies majeures de la culture de la théorie urbaine qui se construit depuis maintenant un demi-siècle et qui vise avant tout à se mettre en position de comprendre un phénomène qui la dépasse : la ville contemporaine. Une telle attitude intellectuelle, intéressée par le présent, est liée historiquement au dépassement des utopies modernes, obnubilées par le futur. Or si le déchiffrement consiste à rendre claire une chose difficile à comprendre, la théorie issue du déchiffrement peut prendre différentes formes, pour influencer la pratique, allant de l’acceptation et la reproduction, à l’intensification, l’interprétation, et la spéculation. Le processus de déchiffrement ne réduit donc en aucune manière la capacité et les modalités de transformation du réel. Le déchiffrement est déjà un projet. Selon Rossi, la ville est une construction dans le temps, selon Venturi elle est un système de communication, et selon Koolhaas elle est une culture de la congestion.
Ainsi, même en adoptant l’existant comme point de départ, ces théories, comme toute théorie, ne se contentent pas de comprendre. Elles cherchent à radicaliser le propos et l’ambition en opérant une réduction du réel. Dans le monde urbain devenu extraordinairement complexe, l’existant ne peut être appréhendé comme un tout. Il doit être pris par parties. Le présent de la ville étant trop confus, on le découpe, après Rossi, par situations ou plus tard par thèmes, qui forment des phénomènes urbains isolables. Le Strip de Las Vegas et l’île centrale de New York sont les premiers exemples de ces phénomènes autonomes à portée doctrinaire.
Cette démarche procède d’une double dynamique. Elle comporte, d’une part, une revendication à l’héritage, mais elle s’appuie aussi, d’autre part, sur une forme de table rase conceptuelle en ne retenant que ce qui, dans le déchiffrement de l’existant, peut permettre de formuler une spéculation à visée théorique. Elle cherche simultanément à identifier une tradition et à lui donner une nouvelle dimension. La pierre de Rosette résume ce double mouvement : elle contient l’héritage et, en en permettant la compréhension, elle permet d’en réinventer la condition. Cette démarche théorique, du type « voilà comment la ville peut être, puisqu’elle l’est déjà en partie » est bien lisible dans la phrase de New York Délire : « Ce livre décrit un Manhattan théorique, un Manhattan comme conjecture, dont la ville actuelle n’est que le compromis et l’imparfaite réalisation. 32 » La théorie formule un projet, en déchiffrant un phénomène existant et en l’analysant comme imparfaitement accompli. Ce procédé est bien entendu totalement lié à la démarche de projet inhérente à l’architecte. Pour l’architecte, la théorie et la pratique sont toutes deux des formes de projet.
Pour les travaux théoriques qui suivent, la question demeure de tenter de décortiquer les fonctionnements de la culture contemporaine. Le problème est d’abord d’identifier des phénomènes urbains capables de produire des théories. Puisque ce qu’on déchiffre devrait influencer la pratique et donc la transformation de la ville, il est primordial de bien choisir ce que l’on va regarder. Dans la folle complexité urbaine contemporaine, et dans l’accélération incessante des transformations qui voit l’arrivée toujours plus rapide de nouveaux phénomènes, les théoriciens sont tentés par le mythe du découvreur : le personnage qui le premier identifie les mutations de la ville et les déchiffre, celui qui voit et comprend avant les autres et peut théoriser ce qu’il voit.
La théorie va alors s’ouvrir vers des phénomènes urbains non situés, des thèmes émergents de la ville contemporaine, capables de produire une théorie à un niveau plus générique. Ainsi Colin Rowe et Fred Koetter, dans leur ouvrage Collage City 33 paru la même année que New York Délire, décodent la ville comme un assemblage composite de situations variées voire opposées, entre ville constituée et ville moderne, et projettent une stratégie de bricolage urbain.
Rem Koolhaas prolonge sa réflexion théorique avec des travaux de nature très diverses, et notamment avec les deux textes de 1994, Bigness 34 et La Ville Générique 35, qui explorent deux conditions globales : la condition de l’architecture de très grande dimension pour le premier texte, et celle de la ville contemporaine devenue, telle un aéroport, toujours et partout identique, pour le second. Quelques années plus tard, Koolhaas se tourne vers un sujet en profonde mutation : le commerce. Il publie en 2001 le Harvard Design School Guide to Shopping 36 qui déchiffre comment le phénomène urbain global du shopping a colonisé presque toutes les formes d’espaces et de bâtiments publics au point que la ville ne pourrait plus être comprise sans le shopping.
Mais là où d’autres phénomènes du présent continuent et continueront à alimenter cette tradition des théories urbaines fondée sur le déchiffrement de l’existant, un ouvrage de la fin du 20e siècle apparaît comme un point limite dans cette lignée. En effet, dans l’ouvrage de John Leighton Chase, Margaret Crawford et John Kaliski paru en 1999, Everyday Urbanism 37, l’existant mis en lumière, est en quelque sorte la chair même de la ville : la vie quotidienne. Cet ouvrage propose la prise en compte du réel au maximum de son intensité – quoi de plus réel que la vie de tous les jours ? – et au minimum de sa formalisation – quoi de moins concret et planifié que l’expérience urbaine quotidienne ? C’est donc le paradigme de ce qui existe – l’expérience urbaine sans cesse renouvelée de tout un chacun – qui est choisi comme phénomène à déchiffrer et à ériger en théorie urbaine capable de modifier la pratique. Le choix de ce sujet montre à quel point les théoriciens cherchent l’essence même du présent indescriptible de la ville. Ils ne sauront sans doute pas trouver plus essentiel que la vie quotidienne.
La tradition construite sur le déchiffrement du présent indescriptible de la ville considère la ville comme un mythe – en tant que narration de faits réels ou imaginaires – et non comme une utopie. Elle s’ancre dans l’autorité esthétique de ce qui existe. Mais elle se prolonge dans l’imagination de celui qui regarde. C’est la rencontre de la ville existante et du projet de l’architecte observateur, qui a produit, au cours des dernières décennies, une forme toute particulière de théorie sur la ville.
« Quarante ans de théories urbaines », article by Pierre Alain Trévelo, published in Quarante ans d’urbanisme, clés pour le présent, edited by Julien Damon and Michel Micheau, Éditions de l’Aube, 2009.