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Dans l’imaginaire et la sensibilité des citadins contemporains, les grosses infrastructures, pourtant si familières à la plupart d’entre eux, ne font pas bon ménage avec la ville. Considérées comme des nuisances ou comme des maux nécessaires, elles sont rarement regardées et appréciées pour ce qu’elles sont ou pour ce qu’elles pourraient être. La seule chose qu’on leur demande est souvent de se faire les plus discrètes possibles, voire de disparaître, quitte à user, pour les escamoter, des simulacres les plus ridicules. Dans ce climat, les situations urbaines où la présence de ces infrastructures s’impose de la façon la plus forte provoquent un sentiment de révolte, de contrition ou de consternation. Si ces différentes attitudes critiques sont trop souvent justifiées, il leur arrive aussi de préjuger et de s’exercer à mauvais escient. Surtout, elles ont l’inconvénient majeur de nous indisposer à l’égard de ces situations et de nous rendre aveugles à leurs qualités éventuelles ou possibles. Pour le dire en un mot, elles ne sont pas « constructives ».
En proposant la visite d’une situation fameuse à Paris, couramment assimilée à ce que la rencontre de la ville et des infrastructures peut produire de pire, nous souhaiterions montrer au contraire comment le projet qui l’a constituée est justement exemplaire d’une démarche constructive qui cherche à faire la ville en assulant les infrastructures plutôt qu’en les refoulant. L’information ne valant pas critique, le jugement du visiteur sur cette situation urbaine ne changera pas nécessairement du tout au tout. Notre but est néanmoins de l’éclairer.
En arrivant à Paris par l’autoroute A3, l’automobiliste qui longe le parc départemental du Val fleuri découvre brusquement, légèrement en surplomb, le pôle de la porte de Bagnolet. Le nombre de tours qui s’alignent de part et d’autre de la voie rapide est impressionnant. Sur sa droite apparaît l’emblème de ce paysage monumental : les Tours Mercuriales, deux fois trente étages d’acier et de verre scintillant sous la lumière. Progressivement, l’autoroute se scinde en deux voies distinctes pour laisser émerger le vaste bâtiment commercial qui prend place au milieu de l’échangeur. Avec la ligne d’horizon du centre commercial à gauche, les Mercuriales à droite et la tour Eiffel en fond de tableau, Bagnolet affiche clairement sa position forte de porte de ville.
Si le paysage de cette entrée de Paris est devenu familier, les circonstances qui l’expliquent restent largement ignorées. Il résulte d’un long processus de fabrication dont l’amorce remonte aux débuts des années soixante avec la construction de « l’antenne de Bagnolet », branche Est de l’autoroute du Nord allant vers Lille. A l’époque, l’arrivée de l’autoroute a été associée à une opération de rénovation urbaine d’envergure : la porte de Bagnolet est passée, entre 1964 et 1976, d’un urbanisme de faubourg à celui d’un pôle économique d’envergure régional. Sur un périmètre de 40 hectares, sa réalisation a associé en un projet global l’infrastructure et la rénovation urbaine souhaitée par la commune. En plein cœur du pôle, l’échangeur n’a cessé d’être un nœud difficile à résoudre. Comme lieu de contact physique entre l’autoroute et la ville existante, il a fallu inventer un type d’équipement capable de passer d’un mode de transport à l’autre. Premier échangeur multimodal en France, il a marqué pendant 16 ans la difficulté de mettre en relation différents modes de circulation : en 1976, l’échangeur était partiellement construit et constituait un lieu délaissé, soumis à de fortes nuisances. Il a fallu attendre 1988 pour voir l’achèvement de l’échangeur et le remaniement de sa programmation. Aujourd’hui, cet équipement complexe articule les usages de la rue à la présence de l’automobile.
Un architecte, Serge Lana, a été l’acteur principal du projet tout au long de la fabrication de ce morceau de ville. Praticien méconnu, il fait partie de ceux qui ont beaucoup construit sans n’être jamais entré dans l’histoire de l’urbanisme français1. Face à la rupture de la continuité territoriale qu’engendre l’implantation des infrastructures de déplacement, il a su mener à Bagnolet une réflexion qui porte autant sur la programmation d’un site que sur la concrétisation d’un projet. Aujourd’hui, le pôle pourrait bien faire figure de modèle dans la recherche pour associer infrastructure et projet urbain.
Cet article propose donc de revenir sur cette opération exemplaire au travers d’une visite pour retenir ce qui a valeur d’enseignement et permet d’estimer des interventions actuelles ou possibles. Il s’appuie sur une série d’entretiens avec Serge Lana et sur une partie de ses archives qu’il a bien voulu mettre à disposition.
La découverte de Bagnolet en voiture livre les premiers éléments de la réflexion qui a guidé les choix d’aménagement du pôle. D’abord, l’agencement des bâtiments, leur taille, la dimension de l’échangeur s’adressent aux vitesses accélérées. La forme de la tour s’est imposée pour la plupart des édifices car la vision en déplacement ne remarque que les éléments forts. Pour être marquant, un bâtiment doit avoir une certaine échelle. Peu importe que ces prismes abstraits contiennent des logements, des bureaux ou des chambres ; leur image doit être imposante et participer à la composition d’ensemble. La forme élancée d’une tour fait automatiquement d’elle un élément monumental et elle dégage le paysage architectural visible tout autour d’elle. Dès le premier coup d’œil, on peut saisir la grande dimension que forme l’addition des tours et la tension qui existe entre les éléments visibles. La configuration topographique dicte certaines positions clés et l’importance relative des masses permet d’obtenir un équilibre d’ensemble.
Ensuite, avec l’arrivée de l’autoroute en 19642, la porte de Bagnolet est devenu quotidiennement visible pour des milliers de véhicules. L’équipe de concepteurs regroupée autour de Lana a rapidement compris que la perception en mouvement devenait un élément décisif d’intégration du projet dans son site. L’urbanisme du pôle est composé à partir du point de vue automobile. Pour Lana, l’échangeur est « un estuaire avec une arrivée, un départ et au milieu une île ».
Notons que la recherche d’une forme urbaine en relation avec la vision en déplacement s’inscrit dans une préoccupation d’époque, contemporaine des études menées par Robert Venturi ou Kevin Lynch sur la ville américaine3.
Aujourd’hui, il est difficile de cerner avec précision le périmètre du pôle. L’opération respecte le tracé des rues et préserve la continuité urbaine. Si la Défense s’est construite au même moment sur une dalle qui abrite circulations routières et parkings, les architectes ont su à Bagnolet se couper le moins possible du sol naturel et profiter du relief pour enterrer les parkings qui deviennent « des grands emmarchements qui suivent le terrain ». Seul le vocabulaire architectural permet aujourd’hui de dater les bâtiments. Les prismes abstraits entrevus à grande vitesse redeviennent les logements, bureaux, hôtels et équipements qui constituent les 40 hectares de l’opération de rénovation. Malgré son envergure, ce quartier récent ne constitue pas une rupture dans le tissu ancien de Bagnolet. Cette qualité s’explique par le fait qu’au souci de rendre le projet cohérent pour l’automobiliste, s’est associée la volonté d’articuler cette composition monumentale avec son environnement immédiat.
L’insertion de cet imposant programme supposait la démolition d’une grande partie des constructions présentes sur le périmètre concerné. Lana a choisi d’assumer cette table rase. Il exprime encore aujourd’hui une certaine radicalité quand il affirme « qu’il n’y a pas de quoi faire un drame de la table rase si cela est nécessaire. La démolition – reconstruction des villes sur elles-mêmes est la manière d’être des villes. » La difficulté reste de réunir les conditions pour opérer une greffe du nouveau quartier dans le reste de la ville. Pour cela, son équipe a respecté « certains éléments de permanence autour desquels la ville s’est constituée et qui l’ont chargée de significations ». L’avenue Galliéni, la voie commerçante autour de laquelle le Bagnolet ancien s’est développé, a servi d’épine dorsale au projet. Son activité commerciale a été maintenue, ce qui facilite aujourd’hui le franchissement de l’autoroute sous l’échangeur tout en respectant l’identité de la ville. Pour cela, elle s’est adaptée au fonctionnement du pôle : La rue piétonne du début de siècle est devenue un prototype d’avenue commerçante à l’échelle de l’automobile. Les petits commerces ont été remplacés par des grandes surfaces dont la sphère d’influence ne se limite pas à la commune seule. Le gabarit de l’avenue est passé de 12 à 28 mètres et le principe de la mitoyenneté a été abandonné au profit d’une disposition discontinue des grands commerces. Le profil de l’avenue s’est donc profondément transformé mais elle conserve le rôle structurant qu’elle a toujours eu : celui d’établir une continuité commerciale essentielle.
En déambulant sur le périmètre couvert par l’opération, on réalise à quel point ce quartier mélange les fonctions et les rythmes de vie. Pris entre les mailles d’un flot ininterrompu d’automobiles, le pôle de Bagnolet constitue un quartier vivant et animé. Hôtels, bureaux, commerces assurent une animation permanente. Dans le paysage des portes parisiennes souvent dédiées exclusivement à l’automobile, Bagnolet fait figure d’exception. Le principe de « tirer parti des infrastructures plutôt que d’en subir la présence » a guidé l’équipe de Lana dans les choix de programmation. La construction de l’autoroute a automatiquement placé Bagnolet dans une position attractive sur l’échiquier économique régional. La décision d’implanter des surfaces de bureaux et de construire plusieurs hôtels découle directement de ce constat4. La configuration des réseaux a fait de Bagnolet un site favorable à l’implantation d’un pôle économique. La porte draine quotidiennement un trafic moyen d’environ 180 000 véhicules. L’échangeur, en redistribuant les flux à l’intérieur de Paris et de Bagnolet, offre à chaque bâtiment une desserte remarquable. La qualité d’une zone d’activités tertiaires se mesure précisément à sa facilité d’accès pour un grand nombre de personnes qui ne résident pas au même endroit. Aujourd’hui, seulement 5% des emplois tertiaires créés par le pôle sont occupés par des habitants de Bagnolet. Plutôt que de subir perpétuellement le flux des échanges, la porte profite de cette situation.
On pouvait craindre que le pôle devienne une cité financière dont le fonctionnement, même s’il est lié aux réseaux de transports, demeurerait indifférent à son environnement. Au contraire, la présence de logements HLM, de commerces de proximité et d’équipements au milieu des tours de bureaux fait appartenir le pôle à Bagnolet. Lana a rapidement compris qu’une zone d’activités qui profite des réseaux de transports ne fabrique pas à elle seule un quartier vivant. Elle se remplit aux heures de bureaux et laisse un désert après 18 heures. Si son rythme n’était pas devenu celui de la localité, alors l’effet de coupure de l’autoroute dans le tissu préexistant aurait simplement trouvé une autre forme à la limite du quartier d’affaires. Pour articuler les infrastructures et la ville existante, le pôle mixe les fonctions urbaines. Depuis le lancement de l’opération, la porte de Bagnolet n’a cessé de se développer en préservant cette mixité qui constitue pour les entreprises une valeur ajoutée. La diversité du tissu urbain, les services offerts, l’ambiance sont devenus des critères de choix d’implantation. Les employés ont le choix d’un restaurant à midi et peuvent faire quelques courses en sortant du travail. De leur côté, les commerçants et les restaurateurs bagnolétais profitent de cette proximité.Les pratiques liées aux bureaux et celles liées aux activités locales de service sont ainsi entrées dans un système d’enrichissement mutuel.
De plus, la diversité des fonctions urbaines dans un seul quartier s’accompagne du mélange des cols blancs et de la population locale qui fréquentent les mêmes commerces et partagent les mêmes espaces publics. Serge Lana s’est battu pour préserver cette diversité, facteur selon lui d’intégration sociale. Le foyer de jeunes travailleurs implanté au pied des tours de bureaux participe de ce combat idéologique. À chaque fois, Lana a souhaité « concilier activité créatrice et lutte contre la ségrégation sociale. » Il aime rappeler qu’aujourd’hui « Le pôle de la puissance financière est devenu un espace partagé par tous. »
Découvrir le fonctionnement de l’échangeur reste une expérience surprenante. Lieu de contact physique entre l’infrastructure et la ville, il s’apparente à une pompe qui alimente sans cesse les activités du pôle. Sous les bretelles de l’autoroute et le long de l’avenue, s’est formée une place constamment animée. Bordée d’un côté par l’entrée principale du centre commercial Auchan et de l’autre par une importante gare de bus RATP, elle sert aussi au débouché du terminus de la ligne de métro n°3. Avec la proximité de la gare routière Eurolines, la place Galliéni revêt le matin un caractère cosmopolite où se mélangent les voyageurs et ceux qui viennent travailler. Le soir, l’activité ne diminue pas. Entre ceux qui attendent leur bus et le va-et-vient de tous les gens venus faire leurs courses en bus ou en métro, la place est un lieu vivant quelque soit l’heure. L’infrastructure qui passe au-dessus des têtes ne semble pas perturber cette agitation et la RATP est même venue loger ses guichets contre les bretelles. Les toboggans des voies rapides servent d’abri tantôt aux cabines téléphoniques, tantôt aux arrêt de bus.
La légèreté de l’échangeur, conçu en dalles de béton précontraintes, minimise autant que possible l’impact des voies rapides sur la chaussée communale. Architectes et ingénieurs ont travaillé en commun pour intégrer au projet l’ouvrage d’art tout en répondant aux impératifs techniques5. Le dessin des bretelles a fait l’objet d’un travail rigoureux. En imposant un parcours aérien pour le tronçon d’autoroute entre le parc régional et le boulevard périphérique, l’équipe de Lana préserve le tracé perpendiculaire de l’avenue Galliéni. L’autoroute, en pont, est facile à franchir depuis la rue.
Le plus étonnant est la quantité de lumière qui parvient jusqu’au cœur de l’échangeur. Malgré la largeur des voies, le passage sous l’ouvrage de béton ne constitue pas une expérience traumatisante pour le piéton. Pour cela, la séparation de l’autoroute en deux bretelles principales divise l’emprise de la dalle de béton en deux voies désolidarisées en coupe de telle sorte que ce décalage laisse passer la lumière et rend la traversée moins sombre. Il fut même prévu d’ornementer les sous faces mais nous verrons que l’abandon du chantier en 1971 nous a finalement privé de cette originalité.
La spécificité de l’échangeur de Lana reste d’avoir été conçu comme un équipement. Pour lui, « dès le départ, l’échangeur était un terrain qui devait recevoir un programme ». L’immense socle de béton qui sert aujourd’hui d’assise au centre commercial date de la construction de l’autoroute. Habituellement, un échangeur se définit de manière élémentaire : un nœud sans intersection ni carrefour reçoit et redistribue les flux automobiles entre différents réseaux de voiries. Cette simple fonction d’aiguillage caractérise la plupart de ceux qui ont été construits tout autour de Paris. Ils n’autorisent pas l’arrêt et répondent uniquement aux besoins d’échanges en envoyant sur la chaussée des communes qu’ils desservent un flot ininterrompu de véhicules. La spécificité de l’échangeur de Bagnolet est d’être multimodal : il a été conçu comme un complexe d’échanges qui assure le passage entre les différents moyens de déplacement, mécaniques et piéton. Le socle au milieu des bretelles est un parking dont l’emprise est calculée pour stocker le plus possible de véhicules, soit 2300 places réparties sur 3 niveaux. Associé à un faisceau de transport en commun, ce complexe avait à l’origine pour fonction d’interconnecter les transports individuel et collectif et d’orchestrer le passage du véhicule au trottoir. Comme « parking d’intérêt régional », il permettait à l’employé venant de banlieue de laisser son véhicule et d’aller travailler à Paris en utilisant les transports en commun. Les premières maquettes du pôle montrent un centre sportif sur la dalle du parking et des commerces tout autour, qui avaient été envisagés pour agrémenter l’attente entre deux correspondances. Lana rappelle que « pour que la dissuasion fonctionne, il ne faut pas qu’elle soit seulement un transfert entre deux modes de transport ; elle doit s’inclure dans un milieu dans lequel se passe l’échange ». A l’image de la gare ferroviaire, il devenait enfin possible de faire d’un espace de circulation un lieu de fréquentation.
Cependant, tout ne s’est pas déroulé comme prévu et pendant 20 ans, la dalle du parking est restée désespérément vide, offrant au regard l’aspect d’un immense monolithe de béton aveugle. Le chantier fut abandonné en 1972, quand tout ce qui relevait de l’infrastructure était réalisé : la station de métro, la gare de bus, les parkings. Les équipements sportifs et les commerces ne sont jamais sortis des cartons à dessin.
La raison pour laquelle la dalle du parking est restée désespérément vide est simple : L’organisme aménageur, la Sonacotra, a été en charge de l’aménagement de l’ensemble du pôle mais il n’a jamais eu à se préoccuper du terrain compris à l’intérieur de l’échangeur qui restait une propriété d’État. L’emprise autoroutière était à part. Les ouvrages indispensables à l’écoulement des flux ont été exécutés. L’équipement, destiné à transformer l’ouvrage circulatoire en un lieu agréable, est resté en attente. Dans ces conditions, on imagine facilement que l’individualisme l’emporte. Quitte à perdre du temps dans les embouteillages, les banlieusards ont toujours préféré rester dans leur voiture plutôt que d’utiliser le parking d’intérêt régional, d’autant que le stationnement dans Bagnolet restait facile et gratuit. Paradoxalement, ces 20 années ont été marquées par une profusion de projets qui faisaient de l’échangeur le point de mire de rêveries de toutes sortes. Après un premier projet de patinoire, il fut envisagé d’implanter un vélodrome. Finalement, Paris intra-muros fut préféré à Bagnolet et l’on construisit le Palais Omnisport de Paris Bercy. Le concours engagé en 1984 pour la réalisation d’une salle de rock, 10ème grand projet de François Mitterrand, marque une étape. Les propositions se mettent à exploiter l’imaginaire lié à la voiture et à la vitesse. L’environnement, hostile pour certains, engendre des projets qui en exacerbent les caractéristiques nuisantes. On se souvient encore de la proposition de Jean Nouvel : un vaisseau en acier posé au milieu de l’échangeur, devenu temple du bruit au milieu des nuisances sonores. Même si les intérêts en jeu ou la complexité du site ont finalement empêché la réalisation de ces projets, ils ont certainement contribué à forger une image positive du lieu. On peut qualifier Bagnolet au début des années 1970 de « La Défense du pauvre », le quartier est parfaitement desservi et attractif pour les entreprises. Lana, considéré comme responsable de l’inachèvement de l’échangeur et des problèmes sociaux dans ses ensembles de logements, fut progressivement écarté des décisions concernant l’avenir de la dalle. Pour lui, « tant que la dalle n’était pas aménagée, le projet n’était pas terminé ». Tenace, il sut attendre 1988 pour revenir sur le devant de la scène : accompagné d’un promoteur intéressé et associé à Carlo Natale, un architecte spécialisé dans les centres commerciaux, il réussit à convaincre la mairie d’y implanter le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui.
Aujourd’hui, l’activité permanente qui règne au cœur de l’échangeur fait oublier les désagréments de la présence automobile. On retrouve ce phénomène dans les gares ferroviaires quand le grouillement de gens, la multitude des commerces, l’ambiance, atténuent la brutalité de la présence mécanique et tendent même à lui donner une dimension poétique. Il semble que la nature des programmes implantés dans la boucle de l’échangeur respecte cette règle simple : un lieu qui concentre le maximum de nuisances doit aussi concentrer le maximum d’activités. Toutes les conditions sont effectivement réunies pour attirer le plus de personnes possible.
L’échec du parking d’intérêt régional montre que l’on ne s’arrête au milieu d’un échangeur que si l’on a quelque chose à y faire. La décision d’implanter un centre commercial entre les bretelles répond à cette première contrainte : le programme est suffisamment attractif pour assurer une fréquentation continue.
À partir de ce premier choix, la logique de projet répond au principe d’accumulation : tout est fait pour accroître l’affluence. L’intégration de bureaux et d’un hôtel au complexe commercial répond à ce souci d’occuper continuellement le cœur de l’échangeur et d’en faire un lieu vivant. La nuit, le flux automobile ralentit mais ne tarit jamais. La place Galliéni n’est jamais dédiée uniquement à la voiture. L’hôtel, installé contre la bretelle de l’autoroute, assure une animation minimum quelle que soit l’heure.
En implantant les deux gares routières, Lana a renforcé encore un peu plus le programme lié aux transports et donc les chances de faire fonctionner cette machine programmatique. La gare Eurolines, prise entre le parking et le boulevard périphérique draine des voyageurs venus de toute l’Europe et fait de la porte un point de convergence à l’échelle nationale. Adossée à la place Galliéni, sous les bretelles, la gare de bus RATP structure les déplacements de proximité et donne à l’échangeur une position centrale dans le quartier. L’échangeur articule et organise les flux d’échelles locale et globale, ce qui a finalement retourné son statut initial : l’endroit le plus difficile à franchir est devenu un modèle d’interconnexion.
L’accumulation des fonctions au milieu de l’échangeur explique la grande taille du complexe commercial qui s’y est implanté. L’emprise constructible est limitée par les bretelles de la voie rapide. Lana a voulu que la composition en plan se limite à la projection verticale du sol en direction du ciel : il faut exploiter toute la surface vacante.
Cette apparente simplicité anticipe ce que Koolhaas théorisera plus tard dans son célèbre Bigness. À Bagnolet, la taille du bâtiment est si grande qu’elle rend toute volonté de composition superflue. De l’extérieur, la forme ne peut pas être appréhendée dans sa totalité. Elle constitue plutôt une suite de fragments démesurés. Le lecture du plan n’est jamais perceptible. Le répertoire classique de l’architecture, le respect des proportions ou le souci du détail semblent inopérants pour traiter ce genre d’objet. Il n’y a donc pas de choix à faire en ce qui concerne la forme du bâtiment. Ensuite, la nuisance acoustique et atmosphérique au cœur de l’échangeur rend difficile toutes activités extérieures. Tout espace compris entre le bâtiment et l’infrastructure risque de devenir résiduel. Le meilleur moyen d’écarter ce danger reste l’inclusion maximale. Elle résout le problème de la proximité des voies rapides de circulation. La forme du bâtiment est imposée : c’est celle du vide laissé par l’échangeur. L’invention réside dans la coupe qui résout la complexité de l’enchevêtrement programmatique.
Bien avant que Rem Koolhaas ne fasse l’éloge de la congestion, Lana a su en exploiter les qualités à Bagnolet. Les espaces de distribution entre les activités sont réduits au minimum. Seules la place Galliéni et la galerie marchande du centre commercial se chargent d’interconnecter et d’alimenter l’ensemble de l’édifice. Du coup, toutes deux sont constamment activées par la densité des programmes qu’elles desservent. Cette concentration prévient le risque d’isolement des activités et entraîne une contamination réciproque d’un programme sur le suivant. Il s’établit ainsi une relation dynamique par laquelle chacun profite de la présence de l’autre. L’intérêt du bâtiment réside précisément dans cette alchimie où naissent des situations imprévues. Voyageurs internationaux, clients du centre commercial ou simples usagers des transports en commun se côtoient naturellement.
Comme tout centre commercial rentable, Bagnolet respecte deux critères marchands de base : la bonne visibilité de l’enseigne et la grande capacité d’accueil. Le projet respecte ces logiques commerciales en parfaite cohérence avec la configuration du site. Comme aime le souligner Lana, « tout ce qui s’est fait dans l’échangeur est la conséquence de l’échangeur lui-même. ». La dalle du parking représentait a priori la partie la plus difficile à bâtir : un terrain fortement enclavé et pris dans un environnement bruyant. En contrepartie, cet endroit a toujours bénéficié d’une visibilité importante puisqu’il est encerclé par les bretelles de l’autoroute qui le dominent et par le boulevard Périphérique. Sa position est donc idéale pour accueillir une grande surface et utiliser ainsi cette immense dalle vacante. L’hypermarché occupe toute cette surface sur deux niveaux pour pouvoir recevoir la clientèle et répondre à l’attraction qu’il exerce. La réutilisation de l’ancien parking d’intérêt régional permet au client de passer facilement de sa voiture au caddy. De plus, le fonctionnement du programme s’accommode de l’enclavement du terrain : un hypermarché ne doit avoir qu’un seul accès pour des raisons de contrôle et de paiement et son activité interne ne nécessite pas de relation directe à l’environnement extérieur. L’enveloppe de l’hypermarché, dessiné par Natale, a fait l’objet d’un projet à part entière, dissocié de son usage interne. La peau du bâtiment s’adresse aux automobilistes, est dédiée à l’enseigne commerciale. Lana, lui, a préféré se charger de l’élaboration du programme et de l’implantation du projet dans l’échangeur.
L’enclavement du terrain et la présence de l’automobile pouvaient a priori apparaître comme deux handicaps. Ils sont devenus deux atouts : le premier, qui dissuade d’accéder à pied à la grande surface, évite au piéton de devoir longer sa longue façade aveugle ; le second garantit la bonne visibilité du centre commercial.
L’implantation respective de l’hypermarché et de la galerie marchande procède d’une intention commerciale simple : si, venant faire ses courses, le client traverse la galerie avant d’atteindre la grande surface, le bon fonctionnement des petits commerces est assuré. Dans le parcours qui mène à l’hypermarché, la galerie marchande doit toujours venir en premier. Elle se place donc logiquement entre la dalle du parking et l’avenue Galliéni et joue ainsi son rôle d’anti-chambre de l’hypermarché. Quiconque vient du parking ou de l’avenue passe devant les boutiques avant d’atteindre la grande surface. La galerie joue cependant un rôle bien plus important : elle constitue un environnement de transition entre la ville et l’infrastructure. Puisque l’entrée et la sortie ne sont soumises à aucun contrôle de paiement, elle possède des accès multiples et s’ouvre largement vers la ville. Deux entrées basses la lient à la place et à l’avenue ; une entrée haute la raccorde à la dalle qui mène aux tours Mercuriales et au centre administratif de Bagnolet. Le centre commercial possède une entrée sur chacun de ses côtés en relation avec la ville. Le bâtiment est facilement accessible pour les habitants du quartier. Durant les heures d’ouvertures, il arrive que certains d’entre eux utilisent la galerie comme une traverse entre l’avenue Galliéni et la dalle des Mercuriales. Ce dispositif permet de diffuser l’affluence vers le pourtour de l’échangeur de telle sorte que les flux de personnes ne se limitent jamais à un seul parcours menant à l’entrée du centre commercial.
Les relations entre la galerie et l’environnement extérieur ne se limitent pas aux accès. Au pied de l’échangeur, contre la place qu’occupent la gare routière et le débouché du métro, les commerces sont traversants pour ouvrir à la fois sur la circulation intérieure et sur l’extérieur. Ce dispositif les rend accessibles au public même quand la galerie est fermée si bien que la place reste un espace public animé 7 jours sur 7. Finalement, comme la gare ferroviaire avait su le faire en son temps, l’ensemble du bâtiment joue le rôle d’interface entre la ville existante et le réseau de transport rapide. Côté ville, les nombreuses activités prolongent une continuité d’usage et font du cœur de l’échangeur un lieu fréquenté. Côté infrastructure, l’hypermarché répond à la seule présence de l’automobile et son activité intérieure s’abstrait de l’environnement urbain. La galerie marchande, installée entre les deux, connecte les systèmes.
Alors qu’elle est adossée au boulevard périphérique et coupée en deux par l’autoroute A3, la porte de Bagnolet constitue un quartier vivant dont le dynamisme profite à l’ensemble de la commune. Pour celui qui y travaille, vient y faire ses achats ou y séjourne, elle constitue indéniablement une réussite du point de vue des usages qu’elle suscite. Le complexe commercial au milieu de l’échangeur illustre peut-être le mieux la manière dont l’équipe de concepteurs de cet étonnant projet a su retourner les contraintes d’un site dédié à l’automobile pour en faire un centre d’attraction régional.
La recherche qu’a mené Serge Lana pendant trente ans s’est focalisée sur la résolution de ce point d’articulation entre réseaux de transport et quartier de ville. Il lui a fallu inventer un type d’échangeur pour passer d’un mode de transport à l’autre et établir le contact entre voie rapide et chaussée communale. D’emblée, son refus de considérer l’ouvrage d’art comme un simple élément de redistribution des flux, l’a poussé à en faire un véritable équipement capable de s’accommoder de la proximité des voies rapides et de s’intégrer dans le tissu existant. Ce tour de force impliquait d’associer infrastructure et architecture. D’un côté, les bretelles de l’échangeur sont venues délimiter un terrain, à l’écart du reste de la ville et à l’intérieur duquel la recherche programmatique et la démesure formelle ont pu trouvé une grande liberté d’application. De l’autre, l’activité générée par le complexe commercial a permis de civiliser l’échangeur et de rendre tolérable sa présence dans le quartier. L’un est venu justifier la présence de l’autre.
En transformant la porte en pôle, l’aménagement fait la démonstration que l’on peut s’appuyer sur le potentiel liés aux réseaux de déplacements. Cela en menant une réflexion stratégique qui se base autant sur la programmation que sur la conception architecturale du projet. Bien sûr, le cas de Bagnolet est marqué par les faiblesses d’une époque où l’on a construit massivement et souvent sans qualité. Pour celui qui ne fait que la traverser, la porte de Bagnolet reste un témoignage de ce que la culture de la voiture a pu produire comme architecture de béton. Il reste que cette expérience donne l’exemple, dans des conditions expérimentales, d’une réconciliation entre des lieux voués à la circulation mécanique et des espaces de fréquentation.
« Cet article est issu d’une étude détaillée de la porte de Bagnolet menée par l’auteur en 1998 et 1999. Elle s’inscrit dans le travail collectif de l’association TOMATO sur le boulevard Périphérique parisien. »
Article by Antoine Viger-Kohler, published in Le Visiteur, n°5, Fall 2000.