Depuis une vingtaine d’années, la pleine terre réapparaît sur les terrains des anciennes industries de la rive droite de Bordeaux. Après une période d’enfrichement, plusieurs grands projets participent à la construction d’une armature paysagère qui organise la résidentialisation de ce vaste terre-plein endigué à partir du XVIIe siècle. Le descellement du sol est l’occasion de réintroduire l’eau dans le paysage, en ménageant des espaces inondables en cas de rupture de digue. Ce type de chantiers, désormais majoritaires dans un contexte de limitation de l’étalement urbain, oblige à mettre la compréhension géomorphologique des paysages au cœur du projet. En retraçant la géoformation du polder de la rive droite, l’article replace les projets contemporains dans l’histoire de ce fragment terrestre. Il invite à redéfinir les infrastructures non plus comme des systèmes de contrôle et de conquête du sol mais comme des systèmes de médiation avec les phénomènes bio-géo-chimiques du sol, afin d’offrir une pleine place à la terre.
Cet article a été initialement publié dans Projets de paysage, numéro 27, mis en ligne le 30 décembre 2022, Journals Open Edition (DOI).
Dans le contexte de la transition écologique, restaurer et étendre les espaces de « pleine terre » dans les territoires urbanisés est devenu une des règles du jeu de la fabrique des paysages urbains. Cela témoigne d’une ambition de concevoir les villes comme des paysages vivants où la flore, la faune et l’eau trouvent leur place. La « plénitude » de la terre, désormais inscrite comme objectif dans les plans locaux d’urbanisme (PLU) et les fiches de lots des projets urbains, renvoie essentiellement à la capacité d’un sol urbain d’assurer l’entièreté des fonctions écologiques d’un sol naturel (Branchu, 2022). Cependant, il reste difficile de fixer précisément des critères définissant les sols urbains de pleine terre. Ceux-ci sont actuellement pensés dans la perspective d’imiter les sols naturels et leurs caractéristiques (profondeur, perméabilité, support de biotope et de végétation), alors que ces mêmes caractéristiques sont loin d’être homogènes dans les milieux naturels (Cocquière, 2021). Il semble vain de vouloir fixer a priori ces critères dans une définition unique de la pleine terre sans s’ancrer dans la réalité des sols locaux, et de leurs potentiels comme les recherches récentes le prônent (Blanchart, 2018). Par ailleurs, ce retour à la pleine terre ne peut pas être appréhendé comme un simple élément de programme supplémentaire à intégrer dans un plan urbain. La capacité des sols de pleine terre à remplir leurs fonctions écologiques dépend en effet des éléments construits avec lesquels ils sont en interrelation : réseaux, trémies, fondations, dalles, routes, talus, digues, bâtiments. Penser la cohabitation des humains avec des sols vivants conduit à questionner en profondeur les méthodes de l’aménagement. Cela rend nécessaire une pensée pluridisciplinaire du paysage urbain qui place au cœur du projet l’enchevêtrement des terres et des infrastructures existantes.
Le mouvement actuel d’urbanisation de la rive droite de Bordeaux est représentatif d’une telle démarche. L’opportunité foncière que constituaient les grandes friches industrielles de ce nœud fluvio-ferroviaire a aussi été prise comme un levier pour retrouver la pleine terre et réintroduire des milieux humides dans ce sol alluvial progressivement poldérisé à partir du XVIIe siècle. Lancé en 1992 avec le « projet d’aménagement des deux rives de la Garonne », puis continué avec la définition de la « charte des paysages de Bordeaux » et la mise en chantier des quartiers de La Bastide, Brazza et Garonne Eiffel, le descellement du sol de ce vaste terre-plein industriel contribue à former les armatures paysagères des nouveaux quartiers résidentiels. Ces espaces de pleine terre créent autant de zones d’expansion pour accueillir l’eau des crues de la Garonne ou des fortes pluies. Ils offrent aussi des habitats pour les plantes et animaux hygrophiles, reconstituant en partie l’écotone entre l’écosystème fluvial et celui des coteaux. Depuis 2012, en tant qu’architecte-urbaniste mandataire du projet de la zone d’aménagement concerté (ZAC) Garonne-Eiffel, l’agence TVK, accompagnée de Pascal Cribier et de Patrick Ecoutin (paysagistes), Urban-Eco (écologues), Ingérop et Tribu (ingénierie urbaine), Sémaphores (programmation), et ON (conception lumière), participe à ce processus de transformation qui place le sol vivant au cœur de la conception. L’équipe a développé une stratégie qui s’ancre dans l’histoire géomorphologique du polder fluvial. La compréhension du long enchevêtrement des infrastructures humaines dans le sol alluvial de la rive droite a permis de développer un projet de réactivation du sol de ce polder.
À cette échelle de conception, le projet de paysage pose des questions de dessin, mais aussi de récit. Comment inscrire les transformations à venir dans une histoire du sol qui inclut dans un même mouvement les évolutions de la pleine terre et de la ville, pour pouvoir penser leurs interrelations ? En d’autres termes, comment adopter un cadre théorique qui permet de penser l’hybridation de la nature et de la culture, telle que nous le proposent les anthropologues contemporains (Descola, 2005 ; Latour, 2015 ; Haraway, 2020) ?
Les géologues s’intéressent aux villes en les considérant comme des systèmes sédimentaires à accumulation rapide, comparables au delta d’un fleuve ou à un volcan (Zalasiewicz et al., 2017). On pourrait alors replacer le réaménagement de la rive droite bordelaise comme une nouvelle étape dans la succession des phénomènes géologiques d’aggradation et d’incision qui ont progressivement façonné le sol de ce méandre de la Garonne pendant les onze derniers millénaires. L’aggradation consiste en l’accumulation de sédiments dans le lit d’un cours d’eau et ses environs directs qui survient lorsque l’apport de sédiments excède les capacités de transport du cours d’eau. L’incision se produit à l’inverse lorsque le débit est plus fort et que l’eau creuse le lit sédimentaire. L’article retrace les étapes de ces métamorphoses du sol où, sous l’effet des forces de l’eau et des énergies humaines, la pleine terre est devenue un terre-plein. On observe ensuite comment, sous l’effet spontané des mouvements de la nature puis dans le cadre de projets urbains, les transformations récentes de cette infrastructure suivent une trajectoire inverse où le sol retrouve l’épaisseur nécessaire pour faire cohabiter rythmes naturels et humains au cœur de la métropole bordelaise (figure 1).
Alluvions : l’émergence d’une terre humide
Le lit majeur de la Garonne contemporaine a commencé à être formé au cours du Pléistocène, il y a environ 800 000 ans (Platel, 2022). L’alternance de glaciations et de périodes de redoux s’accompagne d’oscillations du niveau de la mer causant des creusements et remblaiement successifs du réseau hydrographique pyrénéen. Les terrasses alluviales, qui définissent le paysage des coteaux de la Garonne maritime, sont l’empreinte de ces variations hydrologiques. Après la dernière glaciation de Würm, au début de l’Holocène (-9750 av. J.-C.), le réchauffement climatique conduit à une nouvelle hausse rapide du niveau des mers de -60 m à -16 m (vers -7050 av. J.-C..). La vallée fluviale devient alors une ria marine (figure 2a). Les sédiments charriés par le fleuve la remblaient progressivement pour donner forme à l’estuaire actuel (Lescure, 2015). En amont de la Gironde, ce phénomène d’aggradation dépose sables, limons et vases dans le lit du fleuve qui sinue en de multiples chenaux à travers cette couche sédimentaire nouvelle. Ce serait à partir de cette époque que les terres du méandre de Bordeaux ont commencé à se former, avec une division du cours entre un paléochenal situé probablement au droit des coteaux de Cenon où le niveau du sol est le plus bas, et un nouveau bras qui amorce une courbe vers l’ouest.
À partir du VIIe millénaire av. J.-C., la remontée du niveau de la mer se poursuit plus lentement, passant de -16 m à -3 m vers -4000 av. J.-C. La ria progresse dans la basse Garonne où l’influence des marées se fait sentir. Cette dynamique d’estuaire favorise un chenal unique et les bras secondaires sont progressivement comblés et séparés du lit majeur par des bourrelets alluviaux. Suivant le rythme de la montée des eaux, des zones humides naissent dans ces dépressions, alimentées par le ruissellement des coteaux et les débordements des crues. Ces marais apparaîtraient vers -6000 av. J.-C. au niveau des rives de Bordeaux (Lescure, 20151). Vers -1950 av. J.-C., l’arrivée d’un climat plus humide, ainsi que les défrichements du bassin-versant augmentent le débit du fleuve qui incise de nouveaux chenaux et réactive d’anciens bras. Puis à partir de -800, la Garonne ralentit de nouveau, conduisant au remblaiement des bras et à la stabilisation du chenal actuel (figure 2b).
Cette alternance de phases d’aggradation et d’incision, qui a pu réactiver plusieurs fois le paléochenal, explique peut-être le flou concernant le statut des terres de la rive droite, désignées sous le nom d’« île de Maillorgues » dans les textes anciens (Donis, 1920). La fermeture définitive de l’ancien bras, probablement à cause d’un effondrement des coteaux vers la Souys, n’est pas datée mais attestée dès le Moyen Âge (Lavigne, 2010). À cette époque, des petits cours d’eau, les esteys, drainent les eaux des dépressions marécageuses et se jettent parfois dans la Garonne à l’occasion d’une brèche dans le bourrelet alluvial.
Drainages : la structuration d’un polder agricole
Sur le palier bas de la terrasse alluviale de la rive gauche, on retrouve les premières traces de sédentarisation au VIe siècle av. J.-C. La ville romaine de Burdigala y est fondée au Ier siècle avant J.-C., autour d’un petit port de commerce établi sur l’embouchure de la Devèze, un affluent de la Garonne (Gerber, 2010). L’île de Maillorgues et le marais de la rive droite deviennent alors vraisemblablement le lieu d’usages communaux, à l’instar de la « palu de Bordeaux » sur la rive gauche (Lavaud, 2002). Au Moyen Âge (figure 2c), le sol sec du bourrelet alluvial y était planté de vignes, et bordé par des pâturages humides déjà partiellement drainés par des fossés entretenus par la ville. Les marais qui subsistent dans la partie la plus basse fournissent quant à eux roseaux, joncs et poissons, et sont utilisés pour faire rouir le chanvre.
L’édit signé par Henri IV en 15992, en faveur de l’assèchement des lacs et des marais de France, marque le début de la poldérisation de la rive droite. Le roi fait pour cela appel à l’expertise des ingénieurs flamands qui ont conçu les polders de Hollande depuis le XIIIe siècle (Cocula et Audinet, 2018). Le monopole de la bonification des zones humides du royaume est accordé à l’hydraulicien Humphrey Bradley. À Bordeaux, il s’associe avec l’entrepreneur hollandais Conrad Gaussen, chargé par le conseil municipal de réaliser le dessèchement des palus de la rive gauche en négociant avec les propriétaires terriens (Lavaud, 2002).
Au nord-ouest de Bordeaux, les marais de la Petite Flandre et ceux de Blanquefort et Parempuyre sont quadrillés de fossés et de canaux qui délimitent des grandes parcelles cultivées, occupées par quelques fermes (Suire, 2017) (figure 2d). Sur la rive droite, les travaux de drainage plus tardifs sont observables sur les cartes de Claude Masse vers 1700 (ibid.). Une levée de terre a été réalisée le long de la côte nord et des aubarèdes3 ont été plantées sur la zone d’alluvions amorçant l’extension du terre-plein sur le fleuve. L’étude archéogéographique de Claude Lavigne (2010) signale l’existence de fossés de drainage qui évacuent l’eau vers deux ruisseaux canalisés, l’estey de Captaou, au nord, et l’estey de Trégey au sud, probablement équipés de vannes pour bloquer l’entrée de la marée. Les vignes qui étaient déjà présentes sur les parties les plus hautes du bourrelet alluvial s’étendent dans l’ancien marais asséché, qui accueille aussi des pâtures. Les levées et talus qui séparent désormais les eaux et les terres n’empêchent pas l’inondation régulière de l’ancien marais. Lors de la grande crue d’avril 1770, le fleuve incise les berges et les eaux envahissent le quartier de La Bastide. Elles s’écoulent vers le fond de la dépression de la Souys qui joue le rôle de déversoir, réactivant temporairement l’ancien bras de la Garonne (Yvard, 1996). Les limons du fleuve viennent alors se déposer sur les parcelles agricoles continuant le processus d’aggradation naturelle à l’œuvre depuis des millénaires.
Endiguement et scellement : la mince topographie des infrastructures
La révolution industrielle amorce une nouvelle phase d’aggradation de la rive droite causée non plus par le débit du fleuve mais par les flux de marchandises qui viennent déposer une nouvelle strate infrastructurelle sur le sol (figure 2e). Ce mouvement commence par la construction du pont de pierre entre 1810 et 1822. Les briques placées entre les armatures de pierre sont fabriquées à La Bastide à partir des limons du fleuve. L’infrastructure industrielle accélère ainsi en quelque sorte le processus de sédimentation des alluvions, pour former une nouvelle strate plus dure et résistante. La culée du pont surélève le bourrelet alluvial, et définit l’axe de la nouvelle avenue Thiers qui traverse la plaine agricole (Periz, 2014). Une première digue est construite à la même époque au sud du pont, créant une longue bande d’atterrissement de 103 hectares progressivement remblayée par les limons du fleuve et vraisemblablement destinée à l’agriculture (Lavigne, 2010).
Au milieu du siècle, deux décisions nationales accélèrent le processus de poldérisation. La loi du 11 juin 1842 relative à l’établissement de grandes lignes de chemin de fer planifie la création d’une ligne vers la frontière espagnole transitant par Bordeaux. Et parallèlement, les chambres décident en 1844 de doter le port de Bordeaux de quais en pierre permettant aux grands navires d’accoster au lieu de mouiller au milieu du fleuve (Manès, 1867). Les deux infrastructures fonctionnent en synergie : les quais agissent comme digues et protègent des inondations les voies ferrées, autorisant leur construction au plus proche de l’eau pour optimiser le transbordement des marchandises.
Le quai Deschamps est construit dès 1844 en amont du pont de pierre, puis une levée de terre de 2,5 km est aménagée au niveau des Queyries entre 1848 et 1857, marquant une nouvelle avancée du polder sur le lit de la Garonne (Lavigne, 2010). La levée protège la ligne ferroviaire d’Orléans qui forme dès 1853 une deuxième levée de terre parallèle à l’avenue Thiers. La construction de la passerelle Eiffel en 1860 permet le raccordement ferroviaire des deux rives et accentue la spécialisation industrielle de la rive droite, la gare du Midi étant dédiée aux voyageurs (Periz, 2014). La construction des estacades du quai des Queyries et du quai de Brazza au cours des années 18704 étend encore le sol ferme sur les alluvions de la Garonne. Le vaste terre-plein ainsi créé définit un hub industriel entre le port et la ligne d’Orléans. Il accueille docks, entrepôts et usines, desservis par 28 km d’embranchements ferrés.
L’industrialisation de la rive droite progresse ensuite vers l’amont. En 1873 est ouverte une gare au sud de la passerelle Eiffel5. C’est le point de départ de la voie Eymet dont les talus suivent l’estey de Trégey et amorcent ensuite une boucle en direction de la Souys, longeant la courbe de niveau qui délimite la partie la plus profonde de la dépression. Elle sera rapidement dédiée au fret après le raccordement de la voie Eymet au réseau d’Orléans via la gare de bifurcation de la Benauge. À celle-ci se raccordent les voies d’un troisième réseau qui complète la trame ferroviaire en 1896 : la ligne de Nantes qui passe en tunnel sous les coteaux de Lormont et a pour terminus la gare de marchandises de l’État au niveau du quai Deschamps. Les quais de la Souys sont construits en 1919, relevant la digue précédente pour étendre le linéaire du port et protéger les nouvelles usines qui s’installent dans cet entrelacs ferroviaire.
La ramification progressive du réseau ferroviaire et le scellement des terres tout au long du XXe siècle, pour accueillir usines et quartiers ouvriers, transforment profondément les dynamiques du sol de la rive droite. À mesure que les parcelles agricoles sont loties, les terres sont recouvertes d’une nouvelle couche minérale plus dure composée d’enrobés bitumineux, de dalles et de massifs de fondation en béton, tandis que les canaux et fossés sont busés et enterrés. Dans l’épaisseur du sol s’insinuent des conduites de ciment qui étanchent les parcours de l’eau dans la terre. Les eaux de ruissellement des coteaux, qui circulaient autrefois dans le réseau de drainage de la plaine formant un maillage de zones humides, finissent sous terre dans les réseaux de gestion des eaux pluviales. Lors des crues, la compartimentation du sol par les différents talus infrastructurels empêche les eaux de s’épancher dans le sens inverse, vers le fond de la dépression, désormais loti de maisons ouvrières. Déjà, lors de la crue de février 1879, les levées ferroviaires et routières de la ligne d’Orléans et de l’avenue Thiers avaient barré l’écoulement des eaux vers le déversoir de la Souys, renforçant la montée des eaux dans le quartier de La Bastide (Yvard, 1996).
Par la mince surépaisseur qu’elle ajoute à la topographie, cette phase d’aggradation d’origine anthropique fragmente ainsi progressivement les fonctionnements hydrologiques et écologiques du sol alluvial à grande échelle, augmentant la vulnérabilité au risque du territoire. Mais sous les nouvelles strates minérales, l’eau continue de circuler dans les nappes perchées qui se meuvent dans les couches de sédiments au gré du climat et des fluctuations du fleuve. Et lors des épisodes catastrophiques, les flots se fraient de nouveaux chemins dans le polder, incisant temporairement de nouveaux chenaux.
Enfrichement : les effets féraux du sol industriel
L’amplification des inondations générée par les infrastructures humaines est un cas de ce que l’anthropologue Anna Tsing appelle l’effet féral des infrastructures : « […] une situation dans laquelle une entité, élevée et transformée par un projet humain d’infrastructure, poursuit une trajectoire au-delà du contrôle humain » (Tsing et al., 2019). Aussitôt qu’une infrastructure humaine est construite, elle commence à générer des effets féraux qui deviennent soudain plus perceptibles lorsqu’elle tombe en friche. Sur le terre-plein, après la cessation des activités industrielles qui s’accélère dans les années 1980, l’eau, les animaux, les plantes, et les matières polluantes développent leurs propres mouvements. Sur les dalles qui se craquellent, ou entre les ballasts, les espèces natives se mêlent aux invasives, plus adaptées à la pollution et aux nouvelles conditions hydrologiques créées par les couches d’asphalte et de béton. Au pied des quais maçonnés, une fois stoppées les opérations régulières de curage de la vase, les alluvions reconstituent des aubarèdes, dessinant une mince bande où la faune et la flore endémiques des berges de la Garonne s’installent (figure 2f).
Si les dynamiques férales sont aujourd’hui au cœur des questionnements écologiques quant à la récupération de l’héritage industriel, dans les années 1980, la réaction vis-à-vis de l’obsolescence industrielle reste d’abord très anthropocentrée. Le projet de rénovation du quartier de La Bastide, proposé par Ricardo Bofill en 1987, prône une approche néoclassique de l’aménagement. Il prévoit de transformer cette partie de la rive droite en miroir de la ville historique après une tabula rasa des industries en ruine. L’appel à idées alternatives « Bordeaux port de la lune/Architecture 89 », lancé par Arc en rêve et la ville de Bordeaux, a le mérite d’élargir le débat urbanistique (Contesse, 2021), mais sans toutefois poser la question du sol vivant de la rive droite. Après l’exposition, le projet de Bofill est stoppé et une consultation d’urbanisme est déclenchée, avec Dominique Perrault pour lauréat en 1992. Son approche beaucoup plus paysagère constitue une première avancée vers une prise en compte de l’héritage féral. Prenant acte de la différence entre la rive de pierre et la rive verte, il procède lui aussi à une tabula rasa mais prévoit dans la nouvelle trame des quartiers de replanter les berges, notamment le terre-plein du quai des Queyries, gagné sur la Garonne un siècle auparavant.
Dix ans plus tard, en 2002 les réflexions sur la « charte des paysages » de la ville de Bordeaux, confiées au paysagiste Michel Desvigne, décalent encore un peu plus le projet de transformation de la rive droite (Desvigne, 2013). Le projet du parc aux Angéliques développe à l’échelle territoriale la reconquête des berges esquissée par Perrault, avec une vision écosystémique qui accompagne la procédure de classement Natura 2000 du lit mineur de la Garonne et des berges attenantes lancée en 2003 et validée en 2013.
La stratégie de renouvellement urbain subit une inversion, plaçant la pleine terre au cœur des logiques résidentielles, le terre-plein des Queyries redevient un parc inondable, sillonné par des noues qui captent les eaux pluviales. C’est désormais une phase d’incision qui s’amorce, grâce à cette réorientation de l’infrastructure du polder qui entremêle à nouveau les mouvements de l’eau dans l’épaisseur du sol et ceux des humains à sa surface.
Descellement : les épaisseurs de la pleine terre
Le projet de la ZAC Garonne-Eiffel, piloté par l’EPA Bordeaux Euratlantique, poursuit depuis 2012 ce mouvement de descellement des anciens sols industriels (figure 2g). Il s’étend sur Bordeaux et Floirac au sud de La Bastide, sur une portion de la rive droite où le bourrelet alluvial s’affaisse légèrement et descend en pente très faible vers le fond de la dépression de la Souys. Ce site est toutefois moins touché par les inondations que le nord du méandre, en proie directe au reflux des marées qui cause souvent le débordement de la Garonne en cas de crue. Cependant, la montée du niveau de la mer, et l’intensification des phénomènes climatiques et des flux de ruissellement, accentués par les défrichements du bassin-versant, obligent à prendre le risque de rupture de digue au sérieux. Dans la continuité des réflexions sur les stratégies promouvant une plus grande adaptabilité des territoires à l’intrusion de l’eau (Terrin, 2014), l’équipe de conception menée par TVK a dessiné l’armature du quartier comme une topographie qui différencie des dépressions inondables et des émergences habitables.
La stratégie s’appuie sur les infrastructures ferroviaires et routières en friche, qui ont créé une nouvelle microtopographie de talus, de fossés et de bassins de rétention, apprivoisée par la faune et la flore des zones humides pendant les décennies d’enfrichement. Ces dénivellations ponctuent le site de poches humides que le projet renforce et relie pour créer un parcours de l’eau continu en cas de pluie ou d’inondation, du parc des Étangs au parc Eiffel en passant par le corridor de la voie Eymet. Cette boucle permet de réduire la hauteur d’eau dans les terrains résidentiels qu’elle entoure, où certaines voies sont surélevées pour rendre possible l’accès des pompiers. Le réseau de fossés réactive sous une nouvelle configuration la fonction de drainage du marais assurée autrefois par l’ancien estey de Trégey, aujourd’hui enterré dans le réseau unitaire qui longe les voies ferrées. Le retour à la pleine terre n’est pas une restitution à l’identique, mais une nouvelle métamorphose fondée dans les infrastructures présentes qui font désormais partie du sol du site. Les terres excavées, pour faire de la place à l’eau, sont entassées de part et d’autre pour créer des buttes. Le phénomène d’incision, généré par le passage potentiel du flux hydraulique, recrée comme des bourrelets alluviaux autour de ce nouveau microchenal.
À la différence de l’infrastructure industrielle qui a surélevé et lissé le sol pour les besoins des programmes humains, l’infrastructure écologique proposée l’épaissit, différenciant les milieux pour faire une place à la vie de la terre au sein de la ville. Le chantier du parc Eiffel qui s’amorce, clef de voûte du système hydraulique, soulève alors de nombreuses problématiques techniques. Le descellement et le façonnement des sols obligent de penser leur aménagement comme une négociation continue avec les autres parties prenantes de cette pleine terre retrouvée. L’épaississement du sol est aussi une dilatation du temps de l’aménagement humain, bousculé par le rythme des autres agents du paysage : le parcours de l’eau qui s’immisce dans chaque trou creusé dans les argiles vasardes, la migration des grenouilles des mares voisines qui s’invitent dans ces nouvelles piscines en compagnie des plantes hygrophiles locales, la contraction des argiles, qui se tassent et s’assèchent lentement sur les buttes, le temps des vers, champignons et bactéries qui enrichissent les terres excavées ou décapées sur les andins d’amendement.
Loin de pouvoir uniquement reposer sur une stratégie du « laisser-faire », où l’homme permettrait à la « nature » de reprendre ses droits, le retour à la « pleine terre » compose avec l’héritage matériel du terre-plein industriel. À l’opposé d’une restauration d’un état initial, qu’on serait bien en peine d’identifier tant les sols sont mouvants dans cette portion du lit majeur de la Garonne, le projet d’aménagement de la rive droite bordelaise apparaît plutôt comme une nouvelle étape de l’histoire sédimentaire de cette portion de la Terre. La force de l’eau s’y conjugue avec celle des infrastructures humaines pour inciser le sol et lui redonner l’épaisseur nécessaire à son fonctionnement écologique.
Le polder fluvial, un archétype de l’infrastructure terrestre
Alluvions, drainages, endiguement et scellement, enfrichement, descellement : la trajectoire du sol de la rive droite de Bordeaux est similaire à celle de nombreux sites métropolitains installés sur les terres du lit majeur des fleuves. Sur la Loire dans l’île de Nantes, sur le site de La Saulaie dans la Métropole de Lyon au bord du Rhône, ou encore dans le quartier Flaubert, sur la rive gauche de la Métropole de Rouen, on retrouve la même succession d’infrastructures qui ont façonné le paysage et fait évoluer l’écologie des terres. Sols alluviaux composés de matières minérales et végétales charriées par tout le bassin-versant fluvial, ces îles, marais ou zones de divagation inondables sont situés à proximité directe des villes antiques ou médiévales qui se sont installées sur les grandes artères fluviales. D’abord seulement tramées par les cheminements des habitants qui y prélèvent les ressources naturelles ou y font pâturer leurs animaux, ces terres humides ont été progressivement drainées et mises en culture à partir de la fin du Moyen Âge. Elles ont été ensuite endiguées pour devenir le terrain d’expansion de l’infrastructure industrielle du fait de leur horizontalité adaptée aux installations ferroviaires. Délaissés lors de la désindustrialisation des cœurs métropolitains, ces sols imperméabilisés et pollués sont devenus des friches et font aujourd’hui l’objet de grands projets d’aménagements résidentiels. La prévention du risque d’inondation y est alors le moteur du descellement du sol et d’une redécouverte en épaisseur de cette terre d’eau.
Le concept de polder paraît intéressant pour qualifier ce type de paysages urbains instables et penser leur devenir, à condition de ne pas y voir seulement la connotation moderne de terre-plein conquis sur l’eau et protégé du risque d’inondation par endiguement. L’étymologie du mot garde la trace de l’évolution de la relation des humains aux sols humides. La racine du mot, polen vieil hollandais, désigne un « terrain limoneux plus élevé6 », peut-être en lien avec la technique des tertres frisons, ces monticules artificiels, support de l’habitat préhistorique et médiéval des plaines inondables de la Frise, au nord de la Hollande, avant leur endiguement (Rossano, 2021). Le mot dérive du germain pfuol renvoyant au marais7. Le concept de polder porte ainsi en lui-même à la fois le paysage naturel et le geste technique qui le rend habitable. Il peut permettre d’envisager ces sols comme le lieu de rencontre d’un type de terre alluviale avec les infrastructures qui permettent aux humains d’y habiter.
Le polder fluvial apparaît comme un des archétypes de l’infrastructure terrestre, utile pour concevoir les infrastructures non plus comme des systèmes de contrôle du sol mais comme des systèmes de médiation avec les phénomènes bio-géo-chimiques du sol, comme des agents de la géoformation (TVK, 2021). Le projet de paysage pourrait alors être envisagé comme une fiction qui prend la mesure de cette infrastructure pour ancrer le projet dans le soubassement matériel et vivant des sols, afin que le monde continue de se former sans se défaire.
Bibliographie
TVK, Pierre Alain Trévelo, Antoine Viger-Kohler, David Malaud, Phoebe Eddleston et Amandine Nana, « De la pleine terre sous le terre-plein : géomorphologie du polder de la rive droite de Bordeaux », Projets de paysage [En ligne], no. 27, 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 20 mars 2023. (http://journals.openedition.org/paysage/31785 ; DOI : https://doi.org/10.4000/paysage.31785).
Cet article s’inscrit dans le programme de recherche « Architecture du sol » mené collectivement au sein de TVK sous la direction de Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler. L’argumentation a été développée par David Malaud, avec l’aide des recherches d’Amandine Nana et de Phoebe Eddleston. Les cartographies ont été réalisées par Phoebe Eddleston. L’ensemble s’appuie sur les travaux expérimentaux menés dans le cadre du projet urbain Bordeaux Garonne-Eiffel, sous la direction de Vincent Hertenberger (directeur des espaces publics) et d’Agathe Lavielle (cheffe de projet), avec Stella Armeli, Lucie Euvrard, Jihana Nassif et Juliette Gonnin.