Il y a un paradoxe frappant dans le fait que ce que l’on nomme architecture désigne communément le monde des édifices en excluant celui du sol, alors que le domaine dans lequel l’Homme a produit le plus d’architecture – on pourrait dire que l’homme a le plus « architecturé » – au cours de son histoire, est précisément celui du sol lui-même. Le mot architecture est devenu extraordinairement partiel et réduit, opérant d’ailleurs une automutilation en séparant ces deux mondes. Bien évidemment, plus la séparation grandit entre le royaume des édifices et celui du sol, plus ce que l’on appelle aujourd’hui architecture non seulement rétrécit, mais aussi se détache de la planète qui l’accueille.
Il nous semble en effet essentiel, d’une part de porter attention à quelque chose auquel on prête aujourd’hui peu attention, le sol, et d’autre part que cette attention nouvelle s’ancre dans une conscience inédite, celle que le sol est construit.
Car le sol est généralement considéré comme une pellicule. Cette pellicule est en réalité la partie apparente et la surface d’échange entre deux épaisseurs indissociables : le sol est un milieu qui comprend une partie matérielle (tellurique) et une partie aérienne (atmosphérique). C’est une double épaisseur vécue et, sa surface, telle une façade, est la frontière qui permet les échanges. Les humains ont construit cette épaisseur dans l’histoire et en ont fait une architecture, au sens. Par cette construction, ils ont cherché à se rendre la Terre habitable. L’architecture du sol représente la manière dont les humains transforment inexorablement la croûte terrestre en la remodelant.
De nombreuses raisons permettraient d’expliquer historiquement ce manque d’attention pour le sol et son caractère construit. Mais deux raisons essentielles justifient l’attention nouvelle que nous appelons de nos vœux de la part des architectes comme de toutes les disciplines participant à cette construction, et, au-delà, de la société dans son ensemble.
La première de ces raisons a trait au fait que le sol est devenu rare. Tout le monde connaît maintenant l’effet produit, dans un monde fini, aux limites et aux ressources connues, par ce qui a pu être nommé « la grande accélération » ou « le basculement » : la courbe exponentielle d’exploitation de la Terre, sous l’action de la pression démographique et de la transformation technique. Ce qui est moins connu – et notamment de nous autres européens, qui sommes sortis de cette période d’expansion brutale et vivons avec l’idée inspirée par ce que l’on pourrait superficiellement nommer le « principe illusoire du rétablissement d’équilibre » – c’est que cette accélération est loin d’être terminée. De nombreuses études pointent l’ampleur avec laquelle la planète va continuer sa transformation, ses territoires à s’urbaniser, son sol à se construire (en 2012, l’étude américaine Global Forcast Of Urban Expansion to 2030 annonçait un triplement de la surface urbanisée entre 2000 et 20301). Dans les pays du Nord autant que dans le monde émergent, le sol est devenu une ressource finie, un terrain de tensions et de convoitises à l’échelle globale sur lequel ces mondes se rencontrent et s’affrontent. De façon évidente, cette rareté confère une importance majeure à la construction que nous ferons maintenant de ce sol.
La deuxième raison est liée aux enjeux de l’infrastructure, que l’on pourrait considérer comme un point de rencontre fondamental entre le sol et l’architecture. L’activité de construire le sol peut effectivement être envisagée d’une manière générale comme la création d’une infrastructure. Mais ce que ce terme renferme aujourd’hui est augmenté de ce que l’infrastructure technique est devenue depuis cette « grande accélération » industrielle : elle s’est progressivement autonomisée, démontrant sa capacité à quitter la surface du sol, à devenir un objet identifiable, tout en le reproduisant ou en le remplaçant. Si l’infrastructure est, tout comme l’édifice, le fruit d’un programme et d’un site, elle est en réalité plus que cela. Notamment en raison de ses dimensions temporelles et spatiales extraordinaires, elle produit, une fois construite, un nouveau site, qui remplace celui qui l’avait générée ; elle est un nouveau sol. L’infrastructure est ainsi d’une certaine manière une formulation extrême de ce que peut être l’architecture du sol : à la fois une architecture (au sens d’édifice) et un sol (au sens de site). Une attention pour le sol appelle donc logiquement une attention pour l’infrastructure, mais en ne prenant plus seulement ce mot pour ce qu’il désigne communément (autoroutes, canaux, voies ferrées, et autres lignes qui équipent le territoire) mais aussi pour sa capacité à représenter un couple indissociable entre le sol et sa construction (comme un double du couple nature-culture), cela appelle avec envie une pensée de la construction de l’infrastructure terrestre.
D’évidence, le sol possède intrinsèquement ce caractère d’espace ouvert et tout projet pour le sol se doit de tirer profit et même de stimuler cette capacité. Penser le sol, c’est considérer que chaque espace particulier (ou privé) se construit dans un substrat commun (ou public). Le sol est par excellence une construction inachevée, appelée à s’adapter et à se transformer, et en ce sens, le sol est sûrement ce qui permettra à l’architecture de renouveler son rapport au temps.
Bien commun et ressource qui se raréfie, partie de la planète que nous partageons et où nous organisons la vie collective, épaisseur écologique déterminante dans la gestion de la crise environnementale actuelle, le sol se trouve la croisée d’enjeux fondamentaux de notre civilisation urbaine. Il apparaît essentiel, d’une part de porter attention à cet objet aujourd’hui peu considéré, et d’autre part que cette attention nouvelle s’ancre dans une conscience inédite, celle que le sol est construit, façonné par l’Homme. Cette recherche développée par TVK s’incarne et s’expérimente notamment dans la transformation des grandes infrastructures de transport, pensées comme des surfaces ouvertes et disponibles à de nouveaux usages, et dans la conception d’espaces publics de rassemblement dans lesquels le mouvement, les mobilités, les usages et les occupations sont intenses et jouent un rôle essentiel. L’ensemble de ces réflexions a abouti à la forte conviction que le sol est par excellence une construction inachevée, appelée à s’adapter et à se transformer, et en ce sens, que ce projet de sol permettra sûrement à l’architecture de renouveler son rapport au temps.